L’épée de brume

C’était l’aube. Il s’en apercevait car l’épaisse brume autour de lui pâlissait légèrement. La muraille de bambous qu’il traversait était de moins en moins monochrome. Il était attentif à chacun de ses gestes, mais il avait effectué ce chemin tant de fois qu’il aurait pu marcher les yeux fermés. Sur sa gauche il y avait le ruisseau qui gazouillait doucement, sur sa droite vers l’avant ce rocher sur lequel il s’était déjà assis longuement pour contempler la forêt. Il n’en avait plus pour longtemps avant d’arriver à sa destination. Quelques centaines de pas plus loin l’ombre du couvert végétal céda la place à un vaste espace dégagé, dont l’extrémité opposée donnait sur le vide. Si quelqu’un s’en était approché, il aurait pu observer le flanc de la montagne décliner dans un chaos de branches et de rochers, jusqu’à ce que sa vision soit obstruée. Il s’avança avec une démarche mesurée vers le centre et s’immobilisa. Un regard extérieur qui l’aurait observé attentivement aurait remarqué sa poitrine se soulever lentement sous l’effet de sa respiration, mais en dehors de cela son attitude était aussi parfaitement calme que celle du héron qui guette sa proie. Il s’appliqua à clarifier son esprit et à le purifier des pensées dont il n’avait pas besoin pour l’instant. Une seule à la fois, afin de lui permettre de naitre, d’effectuer la totalité de sa course comme une flèche qui aurait traversé le ciel, puis de retourner dans le néant. Il était attentif successivement à ce qu’il ressentait dans son corps, mais aussi à la rosée du matin et au léger mouvement des feuilles au dessus de lui. Quand il se sentit prêt, il détacha le fourreau qu’il portait jusque-là à la hanche, le souleva à hauteur de ses yeux et en retira l’épée avec une très grande précaution. Une fois que cela fut fait, il posa délicatement sur le sol l’objet qu’il tenait de la main gauche, puis avec une conscience aiguisée du poids de l’arme dans celle de droite, se positionna en garde.

Son premier mouvement, ni rapide ni lent, fut aussi fluide que celui de la carpe dans la rivière et sa lame projeta le même reflet que celui du jour au passage sur ses écailles. Le second en découla naturellement, un coup en diagonale, puis il enchaîna par un tour sur lui-même qui l’amena à porter une attaque latérale. Ses actions se succédèrent de plus en plus rapidement : parade, riposte, feinte… Il tourbillonnait et semblait combattre un ennemi invisible, sans qu’aucun des adversaires ne puisse prendre le dessus. Le spectacle rappelait par sa grâce certaines parades amoureuses de grands oiseaux dont l’extravagance gestuelle devait indiquer la forme physique exceptionnelle, mais il mettait dans chacune de ses improvisations une telle force et une telle intention que cela ne laissait aucun doute sur la volonté de tuer qu’il y avait derrière. Nombre de ces positions étaient inspirées par l’écoute de l’univers, mais la violence de celui-ci devait être insufflée à un point et à un instant précis. La chute d’un rocher ou le craquement d’une branche pouvaient être un danger mortel, tout comme le métal forgé et l’homme le mieux entraîné. Enfin il s’arrêta quand il sentit que c’était le moment, la respiration plus rapide mais sans exagération et la sueur qui perlait à son front. Il fut surpris de sentir la fraîcheur l’embrasser à travers son vêtement. Une douce fatigue se répandait dans ses muscles alors qu’il leur permettait de prendre du repos. La lumière avait changé, elle était plus vive et plus chaude. Au loin, les derniers restes de brume s’effilochaient entre les cimes des montagnes dont il n’avait pu apercevoir au mieux que la silhouette auparavant. Attentif à tout cela, il fit face au soleil, puis ferma les yeux afin de profiter pleinement de ses rayons.

Quelques jours plus tard il était assis au Pavillon des soupirs, face à une jeune femme dont les manières et la simplicité élégante de sa mise indiquaient qu’elle avait reçu une éducation raffinée. Il la regardait attentivement, tandis qu’elle préparait le thé, avec la concentration et le relâchement que révélaient chacun de ses gestes. Puis, ils burent dans un silence quasi parfait, troublé seulement par le frémissement du vent dans les branches d’un saule situé non loin. Le temps était agréable et l’aménagement du jardin invitait à l’apaisement. Enfin leurs regards se croisèrent et d’un commun accord ils mirent fin à cette attente. Comme il ne montrait pas la volonté de prendre la parole, ce fut elle qui s’adressa à lui :
« Vous avez accepté mon invitation sans rien savoir de moi et je vous en remercie. J’imagine que vous brûlez d’en apprendre plus sur son objet.
— En effet, je ne voulais pas troubler ce moment par mon impatience, mais il est vrai que vous avez suscité ma curiosité. »
Elle eut un sourire spontané et se tourna avec la même délicatesse qu’auparavant pour saisir un rouleau de papier qu’elle lui remit sans cérémonie. Perplexe, il le déroula sur ses genoux puis demeura saisi d’étonnement. Un seul caractère était largement calligraphié qui indiquait le mot « épée ». De surprise il ne put s’empêcher de laisser échapper plus fort qu’il ne l’aurait voulu :
« Vous connaissez le maniement des armes ! »
Cette fois un rire délicat s’épanouit sur les lèvres de son hôte.
« Non, je ne suis pas l’une de ces femmes guerrières que l’on croise dans les légendes. Finalement vous êtes plus romantique que vous ne le laissez paraître. »
Il y avait dans cette dernière phrase une légère moquerie, mais aussi une douceur qu’il n’avait plus goûtée depuis trop longtemps. Il observa de nouveau son visage et s’aperçut avec étonnement qu’il ne l’avait pas fait correctement auparavant. La pâleur de sa peau contrastait avec le noir soyeux de ses cheveux, comme le papier le plus blanc qui aurait reçu la trace de l’encre la plus intense. Son détachement du monde lui avait fait manquer la beauté de la courbe en amande de ses yeux et l’expression vivante qu’il y avait en eux. Un long frisson le parcourut sans qu’il ne sut pourquoi. Soudain, il comprit que son regard devenait insistant.
« Pardonnez ma méprise, lorsque j’ai vu la force et la vigueur de ce trait cette idée s’est imposée en moi. Votre maîtrise de vous-même et votre compréhension de la préparation du thé m’ont fait penser que vous en étiez l’artiste.
— Votre erreur est naturelle et c’est bien moi qui ai manié le pinceau, mais d’une certaine manière vous en avez guidé le tracé. »
Il ne montra aucun signe qui put marquer sa surprise mais il craignait qu’elle ne fût trop évidente. Il avait l’impression d’être face à un adversaire dont il ne pouvait prédire aucun mouvement. Ce fut encore le cas lorsqu’elle s’inclina légèrement en avant.
« C’est à mon tour de vous présenter des excuses. J’ai pour habitude de m’éloigner seule dans les montagnes afin de chercher l’inspiration pour peindre des paysages. C’est à cette occasion que je suis tombée par hasard sur l’un de vos entraînements et je n’ai pas osé me montrer. Je sais à quel point c’est inconvenant mais je suis restée un moment car j’ai tout de suite saisi qu’il y avait un parallèle entre votre pratique de l’escrime et celle de la calligraphie. Si j’arrivais à saisir votre état d’esprit j’avais la certitude de pouvoir progresser. »
Il était troublé. Inconvenant était un mot faible pour désigner l’attitude d’une dame de la société qui aurait épié un homme s’appliquant à des exercices physiques dans un endroit isolé.
« Ma réaction vous prouve que vous avez eu raison. On dit qu’étudier la calligraphie des grands maîtres de l’épée permet de mieux comprendre leur style. Je n’en avais pas la certitude jusqu’à maintenant. De plus, la chaleur dans votre voix lorsque vous parlez de votre art montre votre sincérité. »
Les joues de la jeune femme se teintèrent brièvement de la couleur du cinabre et son regard s’intensifia. Elle marqua une pause dans la conversation et lorsqu’elle reprit son ton se fit plus confidentiel.
« Si vous me permettez de poser une question plus personnelle, pourquoi vivre ainsi dans la montagne aussi isolé ? »
Il avait acquiescé légèrement lors de la première partie de la phrase et affichait à présent un sourire ambivalent.
« Vous êtes trop polie pour aller jusqu’au bout de votre pensée, mais vous vous demandez également pourquoi un homme d’armes reste à l’écart alors que la guerre ravage le pays.
— Vous lisez en moi comme dans de l’eau pure. J’ai vu sur la route des villages ravagés par les flammes et des cadavres parsemer les champs. Vous êtes un combattant de valeur et je n’ai nul doute que votre honneur vous pousse à protéger ces gens.
— Puisque vous ne maniez pas les armes il est peu probable que vous ayez déjà tué quelqu’un. Vous n’avez pas vu le regard du mourant vous adresser une dernière supplique après que vous l’ayez transpercé. Vous ne le revoyez pas toutes les nuits. Sa vie a-t-elle moins de valeur que celle du paysan qu’il s’apprêtait à frapper ? Combien de milliers de soldats faut-il supprimer pour assurer sa sécurité ? Qui affronter et qui épargner ? Il y a peut-être une manière d’agir juste mais pour l’instant je n’ai pas encore la sagesse pour la trouver. »
Le silence s’imposa soudainement. Malgré tout l’emprise qu’il avait sur lui, il avait eu conscience que son ton s’était presque imperceptiblement durci. Pendant ce temps les yeux en amande n’avaient pas cillé.
« Alors pourquoi continuez à vous entraîner ?
— Lorsque vous prenez le pinceau, est-ce par besoin d’écrire ? »

La saison avait changé. Son pas crissait sur la neige et la buée se formait devant ses lèvres. Les arbres nus se dressaient sur les montagnes éclatantes et leurs bras décharnés le faisaient songer au trait hésitant dessiné par un vieillard grelottant de froid. Tout près, contre son torse, se tenait la missive que lui avait apportée ce matin un jeune garçon tremblant de froid. Il n’avait pas voulu la lire sur le moment. Il avait préservé cet instant et il avait bien du mal maintenant à conserver la promesse qu’il s’était fait. Ses pensées s’échappèrent en suivant le vol d’une corneille… L’exercice lui faisait du bien. Cela l’aidait à évacuer la sensation au creux de son ventre lorsqu’il repensait à elle. Malgré tout, bien souvent le paysage prenait la forme de ses yeux depuis qu’elle avait repris son voyage. Il poussa un soupir, sous le poids de cette pensée mais aussi parce qu’il apercevait enfin l’orée du bois. Il s’avança à découvert et s’appliqua comme si c’était la première fois. La lumière avait cette qualité particulière qu’elle n’a que certains jours parmi les plus courts de l’année, lorsque tout semble apparaitre dans une parfaite clarté. Il contemplait paisiblement tout autour de lui et enfin retira la lettre, puis l’ouvrit. Tout d’abord il demeura stupéfait. Il n’y avait rien d’écrit, pas même un caractère. Seulement un cercle exécuté d’une main de maître qui se terminait par la trace du geste qui relevait le pinceau. Celle-ci était si intimement liée avec l’origine de son propre trait, qu’elle peignait l’esquisse d’un éternel recommencement. Après un long moment immobile, l’homme remit le papier contre lui. Il sourit, posa son arme et se mit à danser.

Le songe d’une nuit codée

Antocha avait un peu un look de jeune prof d’Histoire ou d’auteur de BD, ce qui dans The World était assez exotique étant donné que la place où il se trouvait était parsemée d’elfes, de magiciens, de dryades… Barbe de trois jours, lunettes à montures noires, jean usagé et surtout veste d’un kaki informe venaient compléter sa panoplie. Il transportait parfois comme ce jour-là, un sac de toile brun d’où il sortait régulièrement un carnet pour prendre des notes. Le soir tombait et les quelques avatars présents se dispersaient lentement à New London, si bien qu’au bout d’une heure il se trouvait seul à ce carrefour entre Secret Alley et Forgotten Street, tout près d’une entrée invisible d’Ancient Park, à coté de laquelle il était adossé à une statue de Cupidon qui semblait sur le point de s’envoler. Soudain, une fée pas plus grosse que sa main et visiblement essoufflée, arriva sur son épaule.
« Désolé, j’ai fait tout ce que j’ai pu… »
D’un seul coup d’œil il remarqua qu’elle s’était apprêtée, ce qui venait en partie contredire ses propos. Elle était élégamment engoncée dans un superbe corset noir qui mettait indubitablement ses avantages en valeur. De fines volutes multicolores parcouraient une partie de son visage, ce dont il ne fut pas surpris car elle recourrait de temps en temps au maquillage artistique.
« Allons-y, cela vient à peine de commencer. »
Ils se dirigèrent vers un bâtiment néo-classique surmonté d’une coupole, mais qui dégageait néanmoins une légère impression de laisser-aller, car des plantes vivaces s’étaient immiscées entre les marches du podium. A l’intérieur un grand hall plongé dans une semi-obscurité était aménagé de fauteuils disparates, sur lesquels étaient allongées une dizaine de silhouettes, face à une estrade. Ils se glissèrent silencieusement vers une table dans un coin, puis s’y installèrent avant de reporter leur attention vers la scène. Celle-ci représentait une chambre dont le quatrième mur, celui du coté du public, aurait été invisible comme souvent dans les conventions théâtrales. Un lit occupait une bonne part de l’espace et plusieurs éléments de décor avaient pour fonction de donner une impression de réel. A droite, il y avait une porte fermée mais par laquelle était sans doute entré l’acteur, tandis qu’à gauche le plafond en biais qui descendait très bas comme dans certaines pièces situées sous les combles, était percé d’une baie vitrée à travers laquelle un ciel d’encre et le pâle visage de la lune ne laissaient aucun doute sur l’heure avancée de la nuit. Un personnage à la figure mélancolique et aux frusques d’un autre temps se tenait dans une position étrange, le corps de face et la tête tournée en direction de l’astre. Lorsqu’il parlait, c’était d’une voix éthérée qui portait pourtant parfaitement, pas du tout naturelle. Ce tableau baignait dans une lumière bleutée qui singeait les ténèbres mais était suffisante pour permettre aux spectateurs d’apercevoir les moindres détails. Quand au texte, il s’agissait d’un monologue qui délayait longuement sur les désavantages de la vie, écrit probablement par une âme encore jeune, un esprit sensible, non pas totalement dénué de talent mais qui n’avait pas encore trouvé sa plume. Antocha crut y percevoir quelques références maladroites au premier acte de La Mouette de Tchekhov, ce qu’il accueillit avec bienveillance. Il était surtout concentré sur les moindres aspects de la mise en scène, comme s’il espérait y découvrir une vérité cachée, imperceptible au commun des mortels.

Une fois le spectacle terminé, ce qui ne fut pas long car il ne durait qu’un acte, ils décidèrent de rester un moment et commandèrent deux bières. La fée était assise sur le bord de la table et avait été servie dans le verre le plus minuscule qu’on ait pu trouver, malgré tout en proportion à sa taille beaucoup plus grand que celui du plus aguerri des buveurs. Après avoir trempé son museau dedans, elle s’essuya du revers de la main et commenta :
« Un peu étrange cette pièce. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Carille, c’est extraordinaire !
— J’aurais cru pourtant que tu étais plus difficile en matière de théâtre. Surtout toi. »
Il fit un geste comme pour évacuer la question mais conserva son enthousiasme.
« Je ne parle pas des qualités artistiques ! Ne vois-tu pas ce qui vient de se dérouler ? »
Son amie qui s’était penchée à nouveau sur son breuvage releva la tête avec un regard interrogateur, il n’attendait que cela pour continuer.
« Ils auraient pu se contenter de faire une vidéo ou une animation, ce qui aurait eu peu d’intérêt. Au contraire, ils ont décidé de respecter les contraintes physiques du jeu comme dans la vie réelle ! As-tu remarqué que le décor n’est pas seulement visuel mais occupe l’espace ? Que la lune était déplacée grâce à un système de poulies ? Même les costumes ont été créés à part avant d’être portés. Autrement dit, ils n’ont pas fait semblant de faire du théâtre comme nous faisons semblant de boire cette bière, même si nous ressentons toutes les sensations physiques qui vont avec, mais ils ont fait une véritable représentation, dans un monde virtuel. De la même manière qu’il y a des photographes qui utilisent un appareil dans le jeu pour prendre des clichés, c’est peut-être le début d’une révolution des arts du spectacle. A quand des musiciens qui produiront des concerts live uniquement en manipulant des instruments comme dans la vie réelle ? Et nous ne sommes même plus capables de faire la différence ! »
Elle hochait légèrement la tête, montrant clairement qu’elle n’avait pas pensé à tout cela mais qu’elle en comprenait les enjeux. Tout à coup, un jeune faune s’approcha de la table pour intervenir, ses traits s’animaient avec passion malgré le masque de colère rentrée sur son visage.
« Excusez-moi, j’ai entendu par hasard votre conversation mais je ne peux pas vous laisser dire ça. S’il n’y a pas la présence physique d’un comédien ce n’est pas du théâtre ! »
La petite voix flûtée de Carille émergea de derrière un verre déjà à moitié vide.
« Pourtant avec la technologie Reality Immersion, ce sont bien les gestes d’un être humain qui sont fidèlement retranscrits en direct et non de grossières commandes comme dans les anciens programmes.
— Ce n’est pas la même chose ! Jamais des ingénieurs ne seront capables de reproduire la tension presque mystique entre les acteurs et les spectateurs due à la présence sur scène. La sueur sous la chaleur des projecteurs, le murmure du public avant le lever de rideau, le trac qui noue le ventre et fait oublier le texte, la peur instinctive de dévoiler ce qu’il y a de plus intime en nous devant des inconnus et de savoir que chaque instant de passé l’est pour l’éternité. Au départ le théâtre était un moment de communion d’une foule, comme dans certaines cérémonies religieuses, qui s’est codifié et sophistiqué avec le temps. Mais notre société n’accepte plus les contacts physiques et ne laisse plus la place à l’expression des corps, cachés derrière des interfaces informatiques. »
Ses yeux brûlaient de fièvre, comme s’il revivait les sensations dont il parlait.
« Ta remarque est tout à fait juste, reprit Antocha, conciliant. Peut-être nos corps sauront-ils toujours faire la différence entre la présence physique et virtuelle… ou pas ! »

Peu de temps après, ils étaient sur le perron et profitaient de la douceur d’une nuit d’été. Le compagnon de Pan s’était éclipsé, tout comme le reste des spectateurs. Le visage de la fée était empourpré et sa voix se fit plus aiguë encore qu’à l’habitude :
« Dis moi Antocha, j’ai toujours voulu savoir, est-ce que tu ressembles à ton avatar ? »
Le jeune homme haussa les épaules.
« Je suis peut-être un peu moins beau.
— Si ce n’est qu’un peu alors ça va ! Je dois filer, j’ai un examen demain. »
Puis elle l’embrassa sur la joue et repartit aussitôt. Il la regarda s’éloigner avec un léger sourire, visiblement elle ne volait plus très droit. Lorsqu’elle fut hors de portée de vue, il toucha délicatement sa peau à l’endroit où il avait reçu le baiser. Il savait que ce n’était qu’une sensation produite dans son cerveau par un ordinateur, mais il était tout de même troublé. Il décida de faire une promenade dans les rues maintenant désertes avant de se déconnecter. Les étoiles étaient magnifiques et il se désola une fois de plus qu’un ciel pareil ne soit plus visible dans le monde réel, à cause de la profusion de satellites envoyés justement afin de permettre un débit suffisant pour qu’il puisse en être le témoin virtuel. En longeant Ancient Park, il reconnut le son de grillons et médita longuement sur le souvenir d’enfance qui avait du être à son origine.

Avant qu’elle ne fonde

Elle avait des yeux bleus d’une grande pureté et le visage étonnamment grave, qui pouvait être traversé par moments par de la douceur, voir une forme d’innocence. Ses cheveux blonds le plus souvent rejetés en arrière, la régularité de ses traits et l’intensité de son regard lui donnaient l’apparence d’un personnage échappé d’un roman, ou incarné par une vedette au cinéma, qui aurait cherché pour une raison mystérieuse à demeurer incognito ou à se fabriquer une autre identité. Elle portait cependant une veste rouge en coton qui attirait l’attention où qu’elle fut, semblait-il à sa plus grande surprise, et accompagnait le léger sourire qui pointait parfois à la commissure de ses lèvres.

Elle marchait en ce moment le long d’une allée, où le vent soulevait des brassées de feuilles mortes. Au centre du parc, se dressait un immense bâtiment de forme circulaire dont elle ignorait la fonction, mais qui de l’extérieur paraissait défraîchi. Au-delà, il y avait un marchand de glace malgré la saison et des enfants qui couraient. On entendait au loin le cri lamentable et comique d’un paon. Plusieurs chaises étaient disposées ça et là au bon gré des passants et après avoir resserré l’écharpe autour de son cou, elle en choisit une au hasard pour s’y installer.

Un vieil homme ne tarda pas à s’asseoir à coté d’elle. Il avait les cheveux blancs, courts et une casquette à l’ancienne vissée sur la tête. En dehors de cela il portait un pantalon de velours et une veste gris clair sans signe particulier. Ils demeurèrent silencieux un long moment. Puis, petit à petit, comme malgré elle, des mots se formèrent. Des lambeaux de phrases qu’elle ne terminait pas toujours. Elle lui expliqua qu’elle avait quitté son boulot pour commencer ce voyage. Que c’était la première étape mais qu’elle ignorait combien de temps cela durerait. Que cela faisait deux jours qu’elle errait dans Porto, car elle savait que c’était là qu’il avait passé son enfance, mais que cette ville lui demeurait étrangère et qu’elle n’arrivait pas à le retrouver dans ces lieux inconnus. Puis elle lui parla de ses amours et des doutes qu’elle avait à ce sujet. D’instants de vie, des difficultés traversées récemment… et de l’inconnu qu’elle s’apprêtait à affronter plutôt que de s’acheminer doucement vers la mort.

Enfin le flot se tarit, comme si elle en avait épuisé la source. Elle demeura la parole suspendue, le regard droit devant et prononça dans un souffle les derniers mots qu’ils lui restaient à dire : « Tu me manques. » Elle ferma les yeux, en vain, afin de ne pas faire couleur de larmes inutilement, puis elle entendit « Je sais ma petite fille. » Il avait la même voix, réconfortante et familière, que lorsqu’il avait calmé ses chagrins lors de ses premières années. Longtemps après, quand elle s’autorisa à relever les paupières, il n’était plus là. Elle fut surprise de constater que le monde n’avait pas changé autour d’elle. Les gamins se chamaillaient toujours et les paons continuaient leur cour de façon bruyante.

Mue par une impulsion, elle se leva et se dirigea vers le marchand de glace. Le ciel était voilé, le vent apportait de brusques bourrasques qui la faisaient frissonner et hâtaient l’allure des passants dans ce parc désolé. Tenant le cône qu’elle venait d’acheter en main, elle errait en direction des arbres qui bordaient le chemin. De là, elle voyait nettement entre les branches le Douro sinuer lentement en contrebas. Tout à coup, elle eut la certitude qu’un petit garçon avait observé des années auparavant les bateaux s’éloigner vers la mer, des rêves de voyages plein la tête. Puis, sans se détourner de cette vision, elle croqua dans la glace. Il ne lui restait plus qu’à en profiter avant qu’elle ne fonde.

Une nuit à Tulum

Je reposais ma bière sur le bar de l’hôtel miteux où j’essayais sans succès de me saouler depuis une heure. Elle n’était plus très fraiche entre mes mains et pourtant ce n’était pas la première. L’étiquette ne tenait plus à cause de l’humidité et j’enlevais machinalement les morceaux qui se décollaient. Moi aussi, je suais dans le costume couleur glace à la vanille que j’avais porté pour le rendez-vous d’affaire qui m’avait amené dans cette petite ville du Yucatan aujourd’hui envahie par les touristes. Les premiers clients arrivèrent et je les joignis pour une partie de cartes. Il y avait une grande blonde avec une forte poitrine, une allemande. Elle manquait de grâce mais son corps attirait le désir des hommes. Un amerloque, cliché vivant, dont les membres poilus dépassaient de son short beige et de sa chemise kaki. Enfin un immigré d’Europe de l’Est dont je ne me rappelle ni le nom ni le visage, mais qui effectuait des apartés en allemand avec la femme de temps en temps, ça je m’en souviens très bien. La conversation trainait misérablement, chacun essayait de faire un effort mais en vérité tout le monde s’ennuyait. En dehors du barman et de quelques habitués qui n’avaient pas pris de chambre, il n’y avait personne d’autre que nous. L’américain commanda une bouteille de whisky et nous en servit. De grosses gouttes de sueur nous perlaient au front et coulaient de sous mon Panama ramené d’un voyage précédent. Petit à petit les esprits s’échauffèrent, les visages devinrent rouge et je commençais à avoir des pensées obscènes envers ma voisine, que je n’avais pas la force, écrasé par la chaleur, d’essayer de satisfaire. Je sortis un moment pour pisser dans la rue et lorsque je revins les autres me proposèrent d’aller ailleurs.

La suite est un peu floue. Nous voulions rejoindre le seul vrai bar de la ville destiné aux étrangers et où nous aurions donc une chance de trouver un Scotch de qualité. De mon coté, pour une raison que j’ignore, je ne rêvais que d’un irish coffee. Une résurgence de mes origines irlandaises peut-être. Mais rien ne se déroula comme prévu. Nous sommes passés à coté d’une fête qui débordait sur la rue. La musique, la lumière, la foule, tout nous attirait. L’intérieur était moite comme une jeune fille nubile. Je me précipitai vers le comptoir et portai goulument une bière à mes lèvres, avant de regarder autour de moi. Un groupe de musiciens se déchaînait au milieu des danseurs. Dans les ombres, je percevais les corps d’adolescents qui s’embrassaient. Nous étions tous tellement serrés qu’il était impossible de faire un geste sans rentrer dans quelqu’un. Je vis mes camarades en transe et je les rejoignis avec une joie malsaine, mais je gardais malgré moi un reste de lucidité qui me faisait prendre conscience de la démence de la scène. Bientôt, je rencontrais une vieille dame qui semblait possédée par une énergie dont son corps n’aurait pas du être capable. On me dit qu’elle avait 80 ans, que c’était son anniversaire et je dus danser avec elle. Je repris une bière. C’est à ce moment qu’elle arriva. Je me rappelle de son regard. Toutes les autres parties de son visage ont disparu de ma mémoire, mais lorsqu’elle m’aperçut, son regard resta une longue seconde accroché au mien, puis elle le détourna avec un sourire gêné. Je ne la quittai pas des yeux. Elle était venue avec des amis et devait avoir quel âge ? 20 ans ou moins ? Elle se glissa dans la foule, je me rapprochai et il ne fallut pas dix minutes avant qu’elle ne vienne se blottir comme une chatte tout contre moi. Et quoi de plus beau que le premier coup de langue échangé entre deux personnes qui viennent de se rencontrer ? Nous dûmes nous asseoir sur un même tabouret et je me souviendrai toute ma vie de la sensation de son cul posé contre mon entrejambe. J’avais une érection terrible et au bout d’un moment, n’y tenant plus, je l’emmenai afin d’en finir.

Dehors, je ne prêtai pas attention à la nuit qui se posait sur nous comme un feutre avec la douceur de l’air. Mes tempes battaient au rythme de mes grandes enjambées. Les lueurs tanguaient dans la rue sur un air cubain qui s’amenuisait à mesure que nous nous éloignions. Je gardais sa main dans la mienne et ce contact prenait une importance démesurée comme dans un rêve. A peine avions-nous pénétré dans l’obscurité que je la plaquais contre un mur avec brusquerie. Nos corps étaient collés l’un à l’autre avec une intimité qui ne pouvait être augmentée que par l’acte sexuel. Je l’embrassai avec avidité et elle me répondait avec la même sauvagerie puis me chuchoté à l’oreille la voix pleine d’excitation « Fuck me! » Elle fermait déjà les yeux et rejetait la tête en arrière lorsqu’elle se reprit tout à coup : « Not here! La policia. » Coupé dans mon élan je regardais autour de moi et je vis effectivement un véhicule avec un gyrophare sur le toit. Il passait lentement et nous demeurions serrés l’un contre l’autre avec l’impression d’y avoir échappé de peu. Dès qu’ils furent partis elle m’embarqua avec elle dans l’un des quelques taxis qui patientaient à cette heure dans l’avenue principale. Par la fenêtre, j’observais les baraques éclairées le long de la route, puis les premiers arbres en bordure de la jungle. La lumière des phares effleurait les palmiers dont la silhouette se détachait légèrement sur le ciel.

A peine arrivés, elle prit un chemin et m’emmena avec elle. Je la suivis, quand soudain me vint une pensée qui me mit mal à l’aise : n’était-elle pas en train de me conduire vers un guet-apens ? J’étais perdu, au milieu de nulle part, avec cette fille que je ne connaissais pas et je me savais imbibé d’alcool. Je me remémorais en vain les conseils de prudence donnés à l’ambassade lorsque tout à coup je m’arrêtai et demeurai saisi par le bruit des vagues, que dans les ténèbres on distinguait à peine… Elle m’embrassa de nouveau et je la sentais frémissante sous le mince tissu qui la recouvrait. Sa chaleur réclamait la mienne et bien vite je la jetai sur le sable où elle s’offrit complaisamment. Elle dénoua ma ceinture et sortait ce que je peux appeler sans mentir mon braquemart de compétition quand un rai de lumière balaya la plage. Une lampe torche se balançait de droite à gauche et se dirigeait de façon bien trop évidente dans notre direction. Quand elle se fut suffisamment rapprochée et après nous être rhabillés en vitesse, nous pûmes constater qu’elle était tenue par un policier en costume d’opérette qui m’adressa quelques mots en espagnol, puis comme je ne répondais pas, m’ignora superbement. Les vingt minutes qui suivirent, il me tourna le dos et interrogea ma jolie petite indigène. Je comprenais vaguement qu’il était question de drogue et de prostitution, mais je ne voyais pas où il voulait en venir, car il refusa même un pourboire pour sa discrétion. Dans ma semi-ivresse, j’essayais de contenir ma colère et mon envie de lui casser la gueule. Il ne se doutait de rien, habitué à un peuple tétanisé par l’arbitraire, mais je lui laissais le bénéfice de l’entrainement, bien qu’il fasse une tête de moins que moi.

Dès qu’il se fut retiré, nous décidâmes de nous éloigner afin de ne pas être dérangés à nouveau. Les tâches sombres sur le sol s’avérèrent des tas d’algues gluantes qui nous poussèrent à continuer plus loin. Le faible éclairage à l’entrée de la plage diminua progressivement, puis disparut à l’un des détours du rivage. Je plaçais alors ma main à l’endroit où il fallait et je la fis mouiller immédiatement. Elle n’attendait qu’une chose, avec la ferveur d’une débutante à sa première communion, c’était que je la prenne. C’était une machine parfaitement huilée et je la faisais caler en première. En effet, pour moi le moment était passé et je me retournais au moindre de souffle de vent de peur qu’on nous surprenne. Devant mon manque de foi elle s’empressa de m’astiquer la queue frénétiquement. Mesdemoiselles, vous qui êtes si promptes à faire reposer sur le mâle l’essentiel de l’acte sexuel, sachez que nous sommes nous aussi avant tout des êtres de fantasmes et qu’il ne sert à rien de nous secouer vigoureusement si l’envie n’y est pas. Malgré tout, ses dents contre mon gland réveillèrent en moi le souvenir d’une capitale européenne, ce qui me donna un regain d’énergie. Je revis fugitivement une chevelure rousse, de grands yeux suppliants, des éclats de peau pâle… Retrouvant une once de désir je m’autorisais alors pour la première fois de la considérer comme un objet. Non par égoïsme, mais parce que je venais de comprendre qu’elle souffrait dans son orgueil de ne pouvoir me satisfaire et de la gêne qui s’installait. Je plaçais mon engin entre ses seins qu’elle n’avait pas et me branlais littéralement sur elle, jusqu’à obtenir un orgasme poussif qui recouvrit son corps de foutre.

« Delicious! » fut le cri qu’elle poussa, reprenant le rôle qu’elle s’était elle-même assigné. « Really? » m’étonnai-je, comprenant l’instant d’après ma bêtise. J’étais encore sonné par la décharge de plaisir amer qui venait de me traverser… Nous nous retrouvions loin de tout, en pleine nuit et seul le bruit du ressac nous donnait une indication de la direction à prendre. Pour tout dire, j’en avais ma claque. Je vous épargne par pure miséricorde la description du retour jusqu’à la plage, où nous dûmes repasser devant la sentinelle qui nous avait interrogé auparavant. Un lampadaire nous indiqua l’emplacement d’un établissement privé, où elle demanda la permission au vigile d’utiliser les toilettes. Elle fut assez longue et je me demandais si elle se sentait sale, n’ayant pas vu où ma semence avait été projetée. Le gardien ne disait rien à la manière mexicaine, sa présence masculine et neutre était presque réconfortante, mais je ne pouvais m’empêcher de ressentir une sorte de malaise. Lorsqu’elle ressortit, nous longeâmes la route qui menait à la ville. Elle portait ses chaussures à la main et c’est à ce moment-là que je me suis aperçu qu’elle avait perdu sa jupe, elle me confirma qu’elle ne savait pas où elle était. Nous n’échangeâmes que quelques mots, harassés de fatigue que nous étions. Petit à petit, la pâleur qui précède l’aurore commença à colorier d’une froide clarté un ciel d’encre de Chine. Les premières voitures firent leur apparition, jusqu’à ce qu’un taxi ne nous découvre comme deux naufragés, sur le bord de la chaussée. Au moment de descendre elle me demanda où je logeais et je lui répondis en fermant la porte, sans prendre la peine de vérifier si elle avait entendu. Je ne savais même pas comment elle s’appelait, mais peu importe, du moment que je pouvais fourrer ma langue dans sa bouche.

Le vieux Gardner et son chien

Il faut prendre son temps dans la vie pour bien ressentir les choses et faire les bons choix. Telle était la philosophie du vieux Gardner et telle il l’appliquait. C’est comme cela qu’il avait séduit sa femme, un être doux et tranquille dont il n’avait jamais eu à se plaindre pendant les quarante-trois ans de leur mariage, avant qu’elle ne s’éteigne sans un bruit de peur de déranger. L’amour qui liait monsieur et madame Gardner était profond. Après sa disparition il restait parfois de longs moments sans un mot, sans bouger, alors qu’il venait de préparer le café. Puis un jour il se leva, enfila sa gabardine, mit sa casquette et alla chercher un chien au refuge. Enfin ce n’était guère qu’un chiot. Une espèce de boule de poils, bâtard croisé avec bâtard, qui ouvrait de grands yeux innocents sur le monde. Bien sur, son maître ne s’attendait pas à ce que ce soit la même chose. Le nouvel arrivant, tout aussi fidèle qu’il put être, ne lui recousait pas ses boutons, ni ne lui préparait son porridge quand il revenait de sa promenade matinale. Mais tout de même, la vie reprenait son cours et il lui lisait même le journal comme il le faisait alors avec la femme qu’il avait aimée. Comme pour beaucoup de personnes de sa génération, la radio fonctionnait chez lui presque perpétuellement. Ce n’était guère pour lui qu’un fond sonore, qu’il écoutait parfois d’une oreille distraite et il laissait la plupart du temps les chaines d’informations ou les programmes culturels. C’était encore plus vrai depuis la mort de son épouse, car elle l’éteignait pour regarder sa série à la télévision, après le déjeuner et parfois le dîner, et il oubliait souvent de la rallumer. C’était surtout un moyen d’échapper à l’affreux sentiment de solitude qui pèse avec le silence.

Parmi ces émissions, il y en avait tout de même une qu’il écoutait assidument. C’était « La question mystère », un jeu de connaissances générales qui permettait aux participants de gagner un peu d’argent, mais surtout de se faire connaitre des voisins. Un après-midi, il était comme à son habitude dans son canapé, lorsque la voix du présentateur égrena lentement : « Quelle est la capitale de l’Assyrie ? » Un silence succéda, car le candidat ne trouvait pas. Gardner, qui tenait sa pipe dans sa main, s’adressa en forme d’amusement à son chien :
-Tu ne saurais pas quoi répondre toi ?
Celui-ci releva la tête et déclara distinctement.
-C’est Assour.
Le vieil homme, qui pourtant en avait vu d’autre et n’était pas facile à impressionner demeura complètement interdit. Il s’en fallut de peu pour que la pipe ne lui échappe des doigts et ne vienne tomber sur le tapis. Les seuls sons que l’on entendait dans le salon étaient maintenant la trotteuse de l’horloge et la radio qui continuait : « …il s’agissait bien évidemment de la cité d’Assour qui a donné son nom à l’empire Assyrien… » Gardner contempla un moment son chien, qui la gueule de nouveau posée sur ses pattes croisées en avant, le regardait par en dessous avec une forme d’inquiétude comme seuls ces animaux savent le faire.
-J’ai bien cru un instant que tu avais parlé.
-C’est ce que j’ai fait, maître.
Cette fois il en était sur, il n’avait pas rêvé ! L’animal s’était bien exprimé avec l’accent de la capitale et battait innocemment de la queue, content de l’attention qu’il recevait.
-Mais depuis quand en es-tu capable ?
-Depuis toujours, maître.
-Alors pourquoi ne pas me l’avoir dit ?
-C’est que, vous ne m’avez jamais posé la question.
Le raisonnement était somme toute parfaitement logique et Gardner dut bien reconnaitre, une fois l’effet de surprise passé, qu’il n’avait en effet jamais pensé à demander à son chien si celui-ci savait parler. A ce moment une autre question surgit dans son esprit.
-Je veux bien admettre temporairement, même si cela me parait absurde, que tu saches parler, cela n’explique pas que tu aies su quelle était la capitale de l’Assyrie.
Les deux compères devisaient à présent le plus naturellement du monde et le chien ne se fit pas prier pour répondre aux interrogations de son maître.
-Maître, que faites-vous le matin après vous être levé ?
L’homme fronça les sourcils et prit le temps de réfléchir.
-Eh bien, je prends mon café, puis je vais chercher mon courrier…
-Avant cela.
-J’allume la radio.
-Et est-ce que vous l’éteignez lorsque vous sortez pour faire votre promenade sans moi ?
Les deux derniers mots avaient été prononcés avec une intonation particulière, que Gardner qui commençait déjà à saisir la manière de s’exprimer de son chien, interpréta à son grand étonnement comme un reproche voilé mais néanmoins réel.
-Il me semble bien que non.
-Que voulez-vous que je fasse d’autre dans ce cas, enfermé comme je le suis, que d’écouter les programmes culturels ?
Le vieil homme, qui n’était pas particulièrement à l’aise avec la tournure que prenait la conversation, commença à nettoyer sa pipe avant de la bourrer à nouveau, puis saisi d’une subite inspiration aborda subtilement un autre sujet.
-Tu as appris des choses intéressantes dans ce cas.
-Oui concéda le chien d’un ton un peu guindé, avant de reprendre. Il y a eu cette série d’émissions la semaine dernière sur la pensée de Kant qui était très stimulante intellectuellement, bien que je sois en total désaccord avec son principe de l’impératif catégorique. Celle d’avant était sur la vie de Chopin et encore auparavant vous aviez mis une autre station qui proposait des comptes rendus détaillés sur la situation politique au Proche-Orient.
-En somme, tu ferais un excellent candidat pour « La question mystère ».
-En toute modestie que cela fait longtemps que je n’ai pas été pris en défaut.
Le vieux Gardner qui avait rallumé sa pipe tandis que son chien énumérait ses récents sujets d’étude, tirait dessus distraitement et affichait un air songeur que son compagnon respecta par son silence retrouvé. On eut dit qu’il n’avait jamais parlé et son maître se sentit un peu idiot lorsqu’il lui proposa :
-Cela te dirait de participer ?
Il se passa quelques secondes avant que la réponse n’arriva.
-Je pourrais avoir des gâteaux ?

Gardner et son chien se trouvaient devant l’entrée du bâtiment de la radio où venait de se dérouler leur première émission en tant que candidats. Une haie de journalistes leur bloquait le passage et le crépitement des appareils photos se déroulait de manière ininterrompue, même si les flashs à ampoules n’étaient plus nécessaires comme dans la jeunesse du maître. Dans la cohue, une jeune femme prit l’initiative de s’adresser aux nouvelles vedettes.
-Mr Gardner, est-il possible d’interroger votre chien ?
-Je vous en prie, faites-donc, mais je ne peux pas garantir qu’il vous répondra. Enfin, si vous avez un biscuit vous aurez beaucoup de chances, c’est certain.
Aussitôt tout le monde se mit à fouiller ses poches. Une voix d’homme jaillit de la foule.
-C’est au chien que je m’adresse. Peut-on savoir quelles sont vos opinions politiques ?
Le canidé se plia sans difficulté à l’exercice et hormis le bruit des déclencheurs qui s’amplifia, un silence respectueux se fit pour l’écouter :
-Eh bien c’est très simple, je pense qu’il faut un chef pour que la meute ne se divise pas.
Passé le premier moment d’étonnement, un des journalistes reprit ses automatismes.
-Cela veut-il dire que vous êtes de droite ?
-Selon les critères humains, quelque chose comme cela. Mais votre espèce a inventé la politique, les citoyens ont certainement une réflexion plus profonde que je suis incapable de concevoir.
Personne ne releva. Puis, flairant le scoop, un autre individu en profita pour s’aventurer dans la brèche.
-Cela ne vous dérange pas d’avoir un maître et de devoir lui obéir ?
-Au contraire, j’aime bien. Je trouve cela très agréable d’avoir quelqu’un qui prend les décisions à ma place, mais je suis un peu surpris que vous me posiez la question. N’est-ce pas quelque chose de courant chez les humains ?
Tout le monde se regarda pour voir s’ils avaient bien compris ou s’il s’agissait d’une blague. Pourtant le chien était assis calmement sur ses pattes de derrière, la tête bien droite et essayait simplement d’apporter pleine satisfaction à ces gens qui s’intéressaient à lui.
-Vous parlez du système politique ? Mais ce n’est pas la même chose que d’être sous l’autorité d’une autre personne en permanence seulement pour avoir de la nourriture, une place au coin du feu et des caresses de temps en temps.
L’animal parut sincèrement surpris et légèrement peiné de constater que ce qu’il disait ne convenait pas.
-Excusez-moi, je me suis sans doute trompé. Mais dans ce cas… est-ce que vous ne travaillez pas toute la journée pour manger et pour vous loger ? Et pour cela, ne devez-vous pas obéir à votre chef ?
Pendant ce temps, le vieux Gardner souriait malicieusement. Jamais il ne s’était autant amusé.

Après cette entrée en matière, d’autres sujets furent soumis à la sagesse du canidé. On lui proposa de résoudre des problèmes mathématiques, on requit son opinion sur des sujets de société, on lui demanda un pronostic concernant le championnat de football… Jusqu’à ce que le vieil homme en eut assez et décida de rentrer chez lui avec son animal de compagnie. Lorsqu’ils arrivèrent dans la vieille Austin de Gardner, ils s’aperçurent que la maison était cernée par les caméras de télévision. Heureusement, le jardin n’était pas visible depuis la rue et le retraité, qui aspirait au calme, décida de s’y installer. Un journaliste s’y était tout de même introduit, caché dans un buisson, mais il fut délogé par le chien qui lui arracha plusieurs morceaux de son pantalon. Lorsqu’ils furent enfin seuls, Gardner contempla du banc où il était assis, le jardin qu’il avait autour de lui. Celui-ci s’était dégradé depuis la mort de sa femme et il ne s’en n’était pas aperçu jusqu’à maintenant car il dépensait le temps qu’il passait à l’extérieur dans des promenades qu’il faisait dans les environs. Le rosier qu’elle avait pris l’habitude d’entretenir était redevenu en partie sauvage, le grand bouleau planté le jour de leur mariage trônait toujours en son centre, mais l’herbe avait poussé et donnait à l’ensemble un air de négligé… Bercé un moment par la mélancolie, il reporta ensuite son attention sur son compagnon :
-Il y a quelque chose que je voudrais éclaircir. Ce que tu as dit tout à l’heure à la presse… Est-ce que tu ne serais pas un peu anarchiste ?
Le chien rejeta vivement ses oreilles en arrière et s’indigna d’une voix outrée :
-Maître, me prendriez-vous pour un chat ?
Un peu rassuré par cette idée qui le tracassait depuis un moment, le vieil homme poursuivit :
-Dans ce cas, que penserais-tu de continuer de participer à cette émission, voir de t’inscrire à d’autres ?
-Je ne sais pas, maître. Dois-je le faire ?
-Est-ce que cela te ferait plaisir ?
Le chien s’assit, piétina un peu et prit un air de profonde réflexion. Après un moment il baissa légèrement la tête comme pour s’excuser de ce qu’il allait dire.
-Cela me demanderait beaucoup de concentration. Je préfèrerais aller me promener avec vous.
-En es-tu sur ? Cela te permettrait d’avoir des gâteaux. Beaucoup de gâteaux.
Le mot magique provoqua une réaction immédiate. Un regard plein d’espoir se levait désormais sur le maître et un léger tremblement trahissait l’excitation du chien. Seulement, il savait qu’il existait déjà un bocal plein de ces délices auquel il n’avait pas accès.
-Est-ce que je pourrais en manger autant que je veux ?
-Ce serait mauvais pour toi concéda l’homme d’un ton qui clôturait le débat. Et tu finirais par ne plus les apprécier autant que tu le fais aujourd’hui.
-Alors à quoi bon ?
Une tête pleine de poils s’abattit d’un air désolé sur ses genoux en quête de consolation. Gardner la tapota gentiment et prononça d’une voix pleine de gravité bien que teintée de satisfaction :
– Ça, c’est un bon chien.

Plaisir coupable

Il se tordait les doigts dans tout les sens et n’arrivait pas à cracher le morceau. Lloyd l’observa derrière ses lunettes rectangulaires qui lui donnaient l’air d’un banquier ou d’un agent en assurance : le vieil homme avait gardé sur lui sa gabardine qui devait déjà être démodée au moment où il l’avait achetée et son chapeau était posé sur le coin du bureau qui les séparait.
-Quelle que soit votre demande, monsieur Trezinsky, vous pouvez être assuré que nous avons déjà répondu à une requête similaire. Depuis sa création, des milliers de personnes ont fait appel à la Machine à rêves. Nous savons qu’il n’est pas évident d’exposer ses désirs les plus secrets, mais tout ce qui sera dit ici ne sortira pas de ces quatre murs. C’est d’ailleurs une obligation légale. Nous ne sommes pas là pour vous juger.
Ce discours que Lloyd avait déjà sorti de nombreuses fois pour les clients qui rechignaient après avoir entamé les premières démarches, sembla rasséréner un peu l’homme qui était en face de lui. Ce denier prit une profonde inspiration comme pour se donner du courage et commença d’une voix à peine audible :
-Voilà, c’est que voyez-vous, il y a cette jeune femme… Si elle pouvait être présente…
-Mais bien sur, nous aurons besoin de toutes les informations disponibles afin que l’illusion soit la plus parfaite possible. Tout d’abord, pouvez-vous m’indiquer le prénom et l’année de naissance de cette personne ?
-Clara et elle a 24 ans. Bientôt 25, ajoute-t-il précipitamment, comme si cela pouvait atténuer la différence d’âge avec lui-même.
-Entendu. Nous aurons besoin également d’un holo… et ans l’idéal de son ADN. Les résultats dans ce cas sont beaucoup plus probants, même si je ne vous cache pas que la prestation sera plus chère.
-Ce n’est pas un problème lui répondit Trezinsky, qui ne s’attendait à rien d’autre et lui fournit avec le fichier informatique quelques cheveux de femme enfermés dans un sachet en plastique.
Il y avait donc quand même songé sourit intérieurement Lloyd en prenant ces éléments.
-C’est parfait. Nous allons envoyer cela au labo et nous devrions être en mesure de vous recontacter dans les prochains jours.
-Si vous pouviez faire en sorte…
-Qu’elle soit bien disposées à votre égard ? Bien entendu, c’est une chose dont nous avons l’habitude.

Ils étaient nus sous les draps. Bien qu’ils aient été immobiles depuis un moment, Trezinsky ressentait dans tout son corps les ondes apaisantes de l’orgasme qu’ils avaient eus simultanément. Les seins lourds et moelleux de la jeune fille blonde à coté de lui reposaient contre sa propre poitrine et il pouvait les caresser à loisir sans que celle-ci ne proteste autrement que par un soupir de plaisir. Finalement elle sortit du lit et s’en alla prendre une douche. Il la suivit des yeux et contempla encore une fois sa taille parfaite, la cambrure de ses reins et sa démarche de félin. Si ça n’était que lui il la prendrait encore une fois, mais il savait qu’il s’agissait du signal. Il se rhabilla en hâte et sortit de la pièce. A l’extérieur il retrouva Lloyd vêtu de la blouse blanche qu’il arborait systématiquement à l’intérieur de l’établissement.
-Cela s’est-il passé selon vos souhaits ? s’enquerra celui-ci.
-Merveilleux ! Encore plus que je ne l’imaginais. Êtes-vous certain qu’il n’est pas possible de prolonger la séance ?
-Malheureusement. Les risques d’addiction sont importants et nous avons un règlement très strict à ce sujet. Certaines expériences dans le passé… ont présenté des difficultés.
-Très bien. Dans ce cas je reviendrai demain.
-Avez-vous de nouveau des changements à nous suggérer ?
-Aucun. Depuis que vous avez modifié la voix tout est parfait.
Sur ces mots le vieil homme s’éloigna d’un pas alerte qui trahissait son contentement tandis que Lloyd posait sur lui un regard bienveillant. Trezinsky semblait métamorphosé par le traitement qui lui était prodigué. Il gagnait une assurance et une joie de vivre qui étaient à l’opposé de l’impression qu’il avait laissée à son arrivée. Lloyd était pleinement satisfait du processus. C’était pour cette raison qu’avait été créée la Machine à rêves. Combien de gens avaient-ils arraché à la solitude et à la misère sexuelle ? Combien avaient-ils éloigné d’autres paradis artificiels dont les conséquences sur le long-terme étaient désastreuses ? Sans parler de l’impact social. Combien de crimes, de viols, de passages à l’acte évités par le pouvoir de la catharsis ? Il lui suffisait de voir la mine réjouie et l’air apaisé de ses clients pour être conforté dans le bien-fondé de son travail.

Au fil du temps, Lloyd et Trezinsky en vinrent à bien se connaître. Pourtant, à aucun moment ils n’évoquaient leur vie privée au cours de leurs discussions. L’un par éthique professionnelle, l’autre par une forme de pudeur qui le faisait dériver à chaque fois que l’on abordait ce genre de sujet. En particulier, le vieil homme ne parlait jamais des raisons qui l’avaient amené ici et devant ce silence, son interlocuteur n’osait pas lui poser de question. Il ne se doutait pas qu’un événement fortuit allait lui en apprendre plus qu’il n’aurait voulu. En effet, un jour parmi d’autres, il avait échangé quelques mots comme à son habitude avec Trezinsky, puis ce dernier évoqua un rendez-vous qu’il ne voulait pas manquer et disparut. Lloyd était déjà replongé dans ses pensées et se préparait mentalement aux activités du reste de la journée, lorsqu’il remarqua par hasard, oublié sur une chaise, le chapeau que son client ne quittait jamais. Aussitôt, dans un geste désintéressé, il courut le rapporter à son propriétaire qu’il rattrapa de justesse alors que celui-ci venait de franchir les portes de l’établissement. Trezinsky sembla extrêmement embarrassé, ce que Lloyd attribua sans peine à la hâte dans laquelle il se trouvait. Il s’apprêtait donc à s’en retourner immédiatement, lorsque quelque chose l’en empêcha. Une superbe jeune fille attendait de l’autre coté de la rue, mais surtout elle ressemblait trait pour trait au modèle qui avait été soumis à la Machine à rêves. Poussé par la curiosité, il retint le vieil homme pour lui demander :
-Alors, vous avez réussi ? Finalement, grâce à nous, vous l’avez séduite ?
-Ca ne vous regarde pas ! hurla celui-ci tout en exprimant vivement le désir de s’en aller, ce qui fit regretter à Lloyd son imprudence. C’est à ce moment-là que la jeune fille appela en faisant de grands gestes dans leur direction :
-Dépêche-toi papa, on va être en retard !

Les corbeaux

Les deux amis devisaient tranquillement tout en se réchauffant au soleil de cet hiver tardif. Laurent travaillait dans une banque assez respectable, il entourait sa fonction d’un tel mystère que personne ne savait exactement ce qu’il y faisait, mais ce n’était rien de plus que du conseil en placement. Il était très bien payé cependant et louait un appartement à Paris dans le VIème arrondissement qu’il connaissait dans ses moindres recoins, si bien qu’il considérait le Jardin du Luxembourg un peu comme faisant partie de sa propriété personnelle. Aurélien quant à lui était ce qu’on appelle abusivement un journaliste politique, c’est-à-dire qu’il était rémunéré pour collecter et commenter les petites phrases lâchées à cet effet, pour un journal éminemment sérieux qui n’était pourtant pas très différent d’une gazette sportive. Les deux hommes s’appréciaient depuis des années, ils s’étaient rencontrés dans leur jeunesse et se revoyaient de temps en temps afin de faire le point à la fois sur leur vie personnelle et sur l’actualité du moment. Leur conversation d’aujourd’hui portait sur le délitement de la coalition au pouvoir mais était ponctuée de digressions historiques et littéraires qui la rendaient d’autant plus agréable et prédisposée à ce cadre. En effet, où que se porte leur regard, il découvrait les intemporelles chaises en métal présentes dans tout les grands parcs de la capitale et sur lesquelles Doisneau, Kertesz et Cartier-Bresson ont photographié les plus grands artistes et poètes de leur temps. Lorsqu’à coté de ces éléments sous-estimés du patrimoine national et sous le regard des statues aperçues mille fois au cinéma, ils virent deux silhouettes avancer dans leur direction.

Laurent les reconnut et les accueillit chaleureusement, puis une fois les poignées de main échangées, fit les présentations :
-Aurélien je te présente deux camarades de promotion que j’ai connus à science-po. Martin travaille au Conseil Constitutionnel. Tu y es toujours d’ailleurs ? Ce faisant il se tournait vers un petit homme d’allure encore jeune, aux cheveux blonds et aux montures de lunettes cerclées d’or. Il portait un pull léger qui pouvait passer pour du cachemire et s’habillait avec goût, sans chercher l’excentricité.
-Oui, j’y étais encore tout à l’heure pour mes recherches. Je prépare une thèse sur la nécessité de l’état de droit indiqua-t-il aimablement.
-Extraordinaire ! Travailler sous les ors de la République ! Et Adrien est assistant parlementaire d’un député de la Loire, c’est cela ?
-Tout à fait confirma celui-ci avec un hochement de tête qui provoqua un léger balancement de tout son corps. Ce dernier était presque entièrement engoncé dans un grand manteau noir qui ne laissait que peu d’indices sur sa mise. En outre il était plus taiseux que son compagnon, mais son visage sérieux et concentré parlait pour lui. A cette occasion le journaliste s’aperçut qu’ils étaient tous vêtus plus ou moins de la même manière et partageaient certaines similarités avec des corbeaux du parc qui auraient tenus conciliabule.

Martin reprit le cours de la discussion.
-Et toi Laurent, où en sont tes projets en politique ? Tu m’avais dit que tu avais l’intention de te présenter aux législatives ?
-C’est une idée que je caresse depuis quelques années, mais vois-tu, il n’y a aucun parti qui ne me tente vraiment.
-Cela pose problème en effet.
Il s’interrompit et porta sa main au menton comme s’il était plongé dans une profonde réflexion. Ils restèrent silencieux tout les quatre, la tête penchée en avant, à la recherche d’une solution. Au bout d’un moment, le même s’était fait son opinion.
-Ecoute, la majorité est en train de s’effondrer donc tu ne peux pas y aller. L’opposition a beaucoup trop de candidats et ne t’acceptera pas…
-Tu ne peux tout de même pas aller dans les extrêmes l’interrompit la voix grave d’Adrien comme s’il partageait son raisonnement, ce à quoi ils acquiescèrent collectivement.
-Non, c’est vrai abonda Martin. Par contre tu as des origines dans le Sud-ouest et les centristes sont très présents là-bas, donc c’est le créneau qu’il te reste.
Laurent demeura dans un mutisme prudent afin de ne pas paraitre trop cynique mais on sentait que la démonstration avait fait son effet. C’est le moment que choisit Aurélien qui avait assisté jusque-là aux échanges en simple observateur pour hasarder une question.
-Mais tout de même, quel est l’intérêt de faire de la politique si c’est pour adhérer aux idées qui sont déjà majoritaires ?
Martin lui fournit la réponse clef en main avec un air entendu, comme s’il prenait les autres à témoin.
-Nous avons tous conscience ici qu’aujourd’hui ce ne sont pas les idées qui comptent mais les grands hommes d’état. Je suis convaincu que Laurent a toutes les qualités pour réussir.
-Il ne faut pas être sectaire renchérit Adrien.
-Surtout pas ! s’écria Laurent.
Ils opinèrent du bonnet conjointement et passèrent au sujet suivant. A partir de ce moment Aurélien eut pourtant du mal à suivre la conversation. Son regard se faisait songeur et se perdait sur la cime des arbres ou suivait les promeneurs comme s’il s’apercevait seulement de leur présence maintenant. On ne voulut pas le sortir de sa distraction et il eut tout le loisir de remarquer l’employé de la ville de l’autre coté de l’allée, qui appuyé sur son outil de travail les observaient attentivement depuis un certain temps. Puis, tout à coup, ils s’envolèrent dans des directions différentes.

Welcome to the Jungle

Je m’appelle Ibrahim, j’ai 24 ans et je viens du Soudan. Cela fait trois mois que je vis dans la Jungle de Calais. Quand je suis arrivé à pied, je ne connaissais personne. Bien sur j’avais rencontré beaucoup de migrants sur la route en Europe, mais ils avaient décidé de prendre une autre direction, car le passage en Angleterre était devenu de plus en plus difficile d’après ce qui se disait. Seul, j’avais refusé d’abandonner mon rêve. J’avais déjà traversé de nombreux pays ces deux dernières années et je ne comptais pas renoncer si près du but. Je resterai ici le temps qu’il faudrait, mais je réussirai à passer. Le premier jour, je me rappelle, il faisait un temps nuageux avec beaucoup de vent, mais il ne pleuvait pas. Je grelottais un peu dans mon t-shirt mais j’étais habitué. En revanche, j’ai vite compris en découvrant la boue et les nombreux déchets qui parsemaient le sol, qu’il faudrait que je remplace mes chaussures qui tombaient en morceaux. Un inconnu m’a alors proposé de me louer une paire à un euro la journée. Ce n’est qu’une semaine plus tard que j’ai compris qu’on pouvait en demander à des associations. A ce moment-là on m’a donné un ticket avec la date où je devais venir les chercher et le nom de la personne avec laquelle j’avais rendez-vous. Comme je ne connaissais pas bien les caractères européens, j’ai du demander à ce qu’on me le lise et j’ai mémorisé ce qui était écrit dessus. J’ai réussi à obtenir un pull aussi, avec des vêtements de rechange, car les miens étaient abîmés et salis par la route. A peine sur place, j’ai du me trouver un endroit où passer la nuit. Dès que l’on arrive quelque part, savoir où dormir est la première chose à faire. Ensuite viennent les problèmes de la nourriture et de l’hygiène. Comme je posais la question aux gens que je croisais, on m’a indiqué que je devais tenter ma chance dans les anciens logements abandonnés, soit que leurs habitants aient réussi à rejoindre l’Angleterre, soit qu’ils aient renoncé et aient quitté le camp. Je n’ai pas osé m’approcher des tentes, de peur d’être délogé par quelqu’un en colère parce que je lui aurais pris sa place, les containers blancs que je voyais étaient dans une zone protégée par des grillages et interdite sans autorisation, donc je me suis rabattu sur une cabane en ruine qui représentait un maigre abri. Le sol était humide, il y avait des restes de nourriture dans un coin, mais heureusement il n’a pas plu et personne n’est venu me déranger. J’ai assez mal dormi cependant.

Avant ça, on pourrait penser que je ne possédais rien, mais j’avais dans un sac à dos mon téléphone emporté du Soudan et qui était mon seul lien avec ma famille restée là-bas, de la nourriture pour quelque jours sous forme d’un paquet de riz, un crayon, un cahier en assez mauvais état mais que je conservais pour prendre des notes, des sous-vêtements de rechange pour deux ou trois jours même si c’était difficile de pouvoir les laver, des babioles et une couverture dans laquelle je m’enroulais la nuit. J’avais un peu d’argent, bien sur, caché quelque part afin que les policiers ou d’autres migrants ne le trouvent pas. Impossible de survivre sans ça et encore moins de voyager. Toute ma famille avait donné pour me permettre de partir. Je ne pouvais pas le gaspiller. J’étais leur envoyé, celui qui devait trouver un travail en Europe. Celui qui devait rester en vie, aussi. Quand ils me demandaient des nouvelles, je leurs disais que tout allait bien et que je serai bientôt en Angleterre. Je leur disais qu’on me traitait bien ici, que les Français étaient gentils. Je ne leur racontais pas le froid, la boue, la faim, les insultes et les menaces qu’on recevait parfois de gens avec des cagoules qui venaient traîner autour du camp. Pour économiser j’ai travaillé deux mois en Lybie avant de traverser la Méditerranée. C’est un pays qui n’est pas sur pourtant et où l’on n’aime pas les noirs. Tout ça c’est la faute de Kadhafi. Il y a eu une guerre à un moment donné et il engageait des mercenaires qui avaient la même couleur que moi. Du coup il y a des personnes qui pensent que l’on est tous pareils. Il y avait la France dans cette guerre. Maintenant les combats continuent, c’est pourquoi j’ai fini par accepter de monter dans un zodiac avec beaucoup d’autres africains, même si cela m’a couté une grosse partie de l’argent. On nous a dit qu’on arriverait en Italie en moins de deux heures. Ca nous a pris six jours et encore on a eu de la chance. On est arrivés.

La première fois à Calais, c’est la faim qui m’a réveillé. Je parie que vous ne savez pas ce que c’est. Je ressentais mon ventre qui se contractait et je manquais de force. J’avais l’impression que si je restais allongé toute la journée je ne pourrais plus me lever. Je n’avais pas de feu pour cuisiner et les restes qui traînaient par terre étaient contaminés par les rats. J’ai décidé de réviser mes priorités et de me donner une chance de trouver quelque chose dans le camp. L’aube glaciale baignait les tentes dont des fantômes émergeaient ça et là. Du linge était étendu sur les cordes qui dégorgeaient de rosée. Tout était silencieux. Ceux qui avaient tenté de passer sans succès la nuit dernière en profitaient pour se reposer. Je découvrais une jungle tout à fait différente de celle que j’avais aperçue la veille. Malgré mon état de faiblesse et la fatigue qui amplifiaient ma vulnérabilité au froid, je m’autorisais à sourire. Je n’étais pas encore à Londres, mais j’avais franchi une nouvelle étape de mon parcours. Je me mis à errer entre les abris provisoires. J’avançais sans savoir où aller et je regardais avec envie les personnes déjà installées qui formaient des communautés de différents pays. J’ai du cependant m’arrêter un instant et m’assoir car je n’étais pas encore habitué à l’odeur qui me donnait la nausée. Au loin, j’ai vu une fumée noire s’élever et je me suis avancé dans cette direction. J’ai traversé l’une des rues principales qui grouille d’habitude d’animation mais où tout était encore fermé, puis j’ai longé les clôtures de la partie officielle du camp où je n’avais pas le droit d’aller. A cet endroit c’étaient des constructions faites de bouts de bois, de tissus, de bâches en plastique, de plaques de tôles, de fil de fer et de ficelles. Elles formaient de véritables ruelles où l’espace était compté mais qui me rappelaient un peu les ghettos les plus pauvres en Afrique, d’autant plus que le sable de la dune qui se dressait à coté évoquait le désert. En m’approchant j’ai aperçu un groupe d’hommes à la peau aussi sombre que la mienne et qui parlaient ma langue. Comme je l’avais deviné ils avaient dressé un feu de camp sur lequel ils faisaient cuire des beignets dont l’odeur affolait mon estomac. Alors que je restais à l’écart et que je devais les regarder fixement, le plus âgé d’entre eux m’invita à les joindre. C’était de la pâte toute simple qu’ils étalaient dans du sucre sur une poêle noire de graisse et que je dévorais avec reconnaissance. Jamais je n’avais mangé quelque chose d’aussi bon. Tandis que j’en engloutissais un deuxième, un jeune homme blanc arriva, muni d’un sac poubelle avec lequel il ramassait les déchets qui traînaient un peu partout. La même personne lui proposa là aussi un beignet et alors qu’il hésitait, peut être à cause de l’hygiène, lui ôta ses gants pour le forcer à accepter. Il finit par consentir, sans doute par peur de paraitre impoli, mais resta debout pour manger et après les avoir remercié reprit rapidement sa tâche. Lorsque je demandais à mon compatriote pourquoi il avait fait ça, pourquoi inviter ce Français qui vivait certainement mieux que nous et qui ne faisait que son travail, il me répondit avec un grand sourire que celui-ci n’était pas payé. Il faisait partie d’Utopia 56, une association qui venait par petits groupes tout les matins pour nettoyer la Jungle. J’étais sincèrement étonné. Des bénévoles j’en avais déjà vu, notamment en Italie. Ils distribuaient de la nourriture et de l’eau à ceux qui venaient d’arriver, mais qui viendrait volontairement à Calais pour ramasser des déchets ?

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Je m’appelle Nolwenn, j’ai 24 ans et je viens de Bretagne. Aujourd’hui c’était ma première journée à Calais. Je suis partie parce que je n’en pouvais plus de regarder ce qui se passait sur les réseaux sociaux et de ne rien faire. Cela me mettait en colère, une de celles qui vous ronge de l’intérieur et vous empêche de dormir. J’en parlais à ma famille et à mes amis, ils me répondaient par un silence compatissant mais je voyais bien qu’ils ne se sentaient pas vraiment concernés. C’est dur de garder foi dans l’humanité dans ces cas-là. Alors pour ne pas finir complètement aigrie, j’ai décidé de m‘inscrire dans une association. Finalement je suis encore plus en colère. Les premiers signes que j’arrivais à destination furent les immenses clôtures qui déformaient le paysage, aperçues alors que j’étais dans le train. Cela m’a fait penser aux images de la Palestine que l’on voit à la télévision, en tout cas je n’avais pas d’autre élément de comparaison. A la gare il y avait beaucoup de policiers, j’ai cru naïvement que c’était à cause des attentats, avant de voir un jeune noir se faire arrêter. On en était vraiment là ?

J’ai appelé le contact que l’on m’avait donné sur internet et une heure après une camionnette est venue me chercher. Elle était conduite par un jeune homme dégingandé avec les cheveux qui partaient dans toutes les directions et qui m’a bombardé d’informations tout en s’interrompant régulièrement pour répondre à ceux qui étaient sur le terrain. Des consignes de sécurité surtout. Ne jamais être seul dans la jungle quand on n’a pas d’expérience. Toujours avoir son portable et le numéro de son chef d’équipe en cas de besoin, une évacuation par exemple. Pour les filles, pas de décolleté et avoir de préférence les bras couverts. Pas de photographie sans demander au préalable l’autorisation. De manière générale ne pas se conduire comme un touriste ou le visiteur d’un zoo si on ne veut pas créer de tensions. Toujours montrer que si n est là, c’est pour une raison. Est-ce que j’avais ma carte d’identité ? Parfois les flics font des contrôles à l’entrée. Pendant qu’il parlait nous nous éloignions du centre-ville, puis nous avons pris à gauche vers une zone industrielle et j’ai remarqué des groupes de personnes qui marchaient le long de la route. On s’est arrêté devant une usine de produits chimiques, puis on a continué à pied comme les autres. « Si on se gare plu près, parfois il y a de la casse. » Après quelques minutes nous sommes passés sous un pont qui semblait marquer l’entrée de la zone où l’on avait parqué ceux qui voulaient rejoindre l’Angleterre. Là j’ai reconnu un graffiti « London Calling » et un dessin de Banksy que j’avais vus dans les médias. Des CRS étaient bien dans leur camionnette mais ils nous regardèrent sans faire mine de bouger.

Je sentais les battements de mon cœur de plus en plus fort. Cette fois, j’y étais. Il y avait quelques toilettes de chantier sur le coté mais l’odeur me dissuada d’y aller. On s’arrêta un instant devant une sorte d’abri contre la pluie le temps que mon chauffeur puisse passer un coup de fil. Je portais mon attention sur une maquette de bateau suspendue devant un bâtiment apparemment abandonné. De petits tubes de plastique étaient assemblés dessus avec du scotch et lui donnaient l’allure d’un navire de guerre. Je baissais les yeux et j’en apercevais plusieurs dizaines qui jonchaient le sol. Quand je demandai ce que c’était au bénévole qui m’avait amené, il me répondit en donnant un coup de pied dedans et en désignant les flics « Ca ce sont les cartouches de grenades lacrymogènes que ces bâtards balancent tout les soirs pour les faire partir. » Puis nous sommes entrés pour de bon dans la rue principale. Ce qui m’a le plus marqué c’est qu’il s’agissait d’une véritable ville. Jamais je ne me serais attendue à ce qu’il y ait des épiceries faites de bric et de broc où l’on pouvait acheter aussi bien des sodas que des cigarettes. On croisait des syriens, des afghans, des africains… Certains nous disaient bonjour en anglais ou nous faisaient signe de la main. Des volontaires aussi, souvent des filles au visage juvénile (comme moi ?) avec un pantalon ample et un sweat à capuche. Sur une planche en bois qui faisait office de mur, je m’arrêtais pour lire une inscription :
IT’S ME MAJNOUN
I AM THINKING ABOUT THE WORLD
JUNGLE OF CALAIS HOW CAN WE LEAVE ?
I HOPE THAT EVERYONE CAN BE
TREATED EQUALY

Ensuite nous avons rejoint un groupe devant un restaurant qui s’appelait le New Kaboul. Il y avait là une infirmière dans la cinquantaine, un jeune couple d’environ trente ans et deux jeunes filles de mon âge ou un peu moins. On m’a donné des gants et une pince puis nous nous sommes déplacés vers une zone où il y avait des déchets. Au début l’odeur était difficilement supportable et j’ai compris très vite pourquoi on nous avait demandé de vérifier nos vaccins dont le tétanos avant de venir. On m’a expliqué qu’il n’y avait pas de ramassage des ordures à part des points de collecte dans les grandes avenues où les véhicules pouvaient passer et que les réfugiés n’avaient pas de poubelles ni de gants, en plus de l’absence d’organisation officielle. On voyait d’ailleurs des sacs plastiques accrochés ça et là comme efforts dérisoires de garder les lieux propres et ceux qui nous croisaient nous demandaient parfois des sacs poubelles, jusqu’à ce qu’on nous dise d’arrêter d’en donner car on allait en manquer. On trouvait un peu de tout mais souvent les mêmes choses. Les conserves éventrées étaient faciles à ramasser même s’il fallait faire attention à ne pas se couper. Il y avait aussi des résidus de kits d’hygiène comme des dentifrices évidés, des canettes de bières à certains endroits seulement, du papier toilette et parfois des cahiers de classe avec des traductions écrites à la main de l’arabe au français ou à l’anglais. On ne devait pas toucher les sachets bleus qui étaient de la mort aux rats et lorsqu’on trouvait un cadavre d’animal on y allait à la pelle. Je me rappelais la discussion que j’avais eue avec un archéologue qui me disait que fouiller les déchets était un excellent moyen de savoir comment les gens vivaient et je ne pouvais pas m’empêcher de me demander ce que penseraient ceux du futur s’il leur arrivait de creuser ici. Le point positif c’est que l’on voyait beaucoup de la Jungle.

Dès que l’on avait nettoyé un coin on passait à un autre et je n’ai pas tardé à me retrouver perdue. Après avoir slalomé un moment entre les tentes, nous sommes parvenus à une allée plus dégagée où vivaient des familles dans des caravanes fournies par une association. J’ai eu le réflexe d’empêcher une petite fille de jouer avec des détritus dans une grande flaque d’eau mais je me suis rendue compte de l’aspect dérisoire de mon geste. Elle passait probablement l’essentiel de ses journées ici et ne parlait pas français, comment lui faire comprendre ? Je jetais un œil à travers les vitres d’une sorte de préfabriqué et je découvrais une salle de classe en grand désordre et parsemée de dessins d’enfants. Puis j’ai entendu les pleurs d’un bébé et je me suis retournée. L’infirmière qui lui faisait des risettes et s’entretenait avec les parents m’indiqua après qu’il était né ici et n’avait que deux semaines. Un peu plus tard nous étions assis sur les bancs et les fauteuils défoncés de ce qu’il fallait bien appeler une terrasse. Nous buvions notre thé sous une pluie fine tandis que je parcourais d’un regard las le drapeau fièrement dressé d’un pays que je ne reconnaissais pas, ainsi que la mare boueuse que j’avais devant moi. J’étais arrivé l’après-midi et je n’avais travaillé que quelques heures, mais je me sentais épuisée. Le serveur s’en aperçu et me charria avec un grand sourire : « You’re tired? It’s normal! Welcome to the Jungle. »

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Je m’appelle Ibrahim, j’ai 24 ans et je viens du Soudan. C’est à l’Ecole Laïque du Chemin des Dunes que j’ai appris à me présenter comme ça. Au début je n’y allais pas parce que je n’avais pas l’intention de rester dans la Jungle. Puis, plus le temps a passé, plus je me suis rendu compte que ça ne serait pas aussi facile. J’ai d’abord commencé par l’anglais pour mieux me débrouiller quand je serai arrivé et c’est comme ça que j’ai rencontré les premiers bénévoles. Mary, je l’aime bien, elle me considère comme un être humain, pas seulement comme un « migrant ». Elle vient de Londres et parfois je lui demande comment c’est là-bas, mais elle me dit que le trajet est trop dangereux et que je devrais faire ma demande d’asile en France. Alors je reste silencieux et je réfléchis, même si je ne fais pas partie des nombreux « bambinos » qui veulent rejoindre un membre de leur famille ; parce que j’ai des copains qui ont réussi et qui me disent de les rejoindre, parce qu’au moins je pourrais me faire comprendre en anglais, parce que c’est ma destination depuis le départ… et que ce que j’ai vu de la France ne m’a pas donné envie d’y rester. Je la trouve jolie Mary quand elle me regarde avec son air sérieux comme ça, mais je n’ose pas lui dire. On a travaillé le vocabulaire, mais au début c’était compliqué parce que je ne parlais pas assez bien et que son accent est difficile. Au bout d’une heure je lui disais que c’était suffisant et que j’allais réviser ce que j’avais noté sur mon carnet pour la prochaine fois. Après, on discute un peu ou bien je rencontre d’autres soudanais qui sont là pour la leçon de français ou pour poser des questions aux bénévoles. Parfois, je viens même quand je suis trop fatigué pour apprendre, juste pour m’asseoir au chaud près du poêle et me reposer. Ca me fait presque sortir de la Jungle parce que c’est le seul bâtiment de la zone sud avec l’église érythréenne à ne pas avoir été démantelé.

Le soir, je dors maintenant au même endroit que d’autres soudanais, mais le plus souvent je n’arrive pas à fermer les yeux de la nuit. Je revois des images de mon village, lorsque j’ai du fuir pour ne pas être recruté de force par les milices qui ravagent mon pays. Des hommes en armes qui fouillent toutes les maisons, ma mère qui me crie de partir, ma sœur qui a été violée… Qu’est ce que j’aurais pu faire ? Je pleure de rage et d’impuissance comme le jour où j’ai appris la mort de mon oncle et de ma tante tandis que j’étais dans un camp de réfugiés près de la frontière avec l’Ouganda. Ils avaient refusé de s’en aller. Puis je me remémore le voyage à l’arrière d’une camionnette, sous une bâche pendant douze heures. La soif, la chaleur, l’odeur des corps et de l’urine de ceux qui n’ont pas pu se retenir. Au bout de plusieurs jours, l’arrivée de nuit en Lybie et les coups des passeurs. Travailler, ne jamais faire de pause juste pour avoir le droit de manger et de dormir par terre. Et puis la Jungle. Quand est-ce que cela s’arrêtera ? Pour la quinzième fois je me demande si je ne ferais pas mieux d’en finir. Alors je pense à Mary. C’est la seule chose positive à laquelle je peux me raccrocher. Son sourire, sa chaleur, sa manière de ramener ses cheveux derrière l’oreille. J’imagine que je l’embrasse, que je la déshabille et que je lui fais l’amour. Cela fait deux ans que je n’ai pas connu de femme. J’essaie de ne pas faire de bruit car j’entends les autres qui sommeillent à coté. Après, je suis calmé un peu et parfois j’arrive à m’endormir.

Dans mon rêve je suis en mer. Il fait nuit là-aussi. D’immenses vagues bousculent la coque de noix sur laquelle nous nous trouvons. Malgré le vacarme j’entends les vagissements d’un bébé. Je sens l’eau qui me monte jusqu’à la taille. Puis nous sommes engloutis. La barque sombre totalement et je vois les autres passagers couler autour de moi. Ici un adolescent qui tente en vain de crier, là une vieille dame qui a déjà abandonné le combat. J’ouvre les yeux avec horreur devant les corps de ma sœur que je crois pourtant vivante au Soudan, de mon père mort depuis longtemps, de mon oncle et de ma tante… Leurs lèvres bougent, ils essaient de me dire quelque chose mais je n’arrive pas à les entendre. Soudain quelqu’un me saisit le bras et je tente en vain de me débattre. Finalement ce sont mes propres cris qui me réveillent. Une ombre est penchée sur moi et la voix de l’aîné de notre groupe me parvient.
-Ibrahim, tu fais un cauchemar, ce sont les esprits qui te tourmentent.
Je reprends ma respiration tandis qu’il s’éloigne. Tout mon corps est trempé de transpiration et j’ai sans doute de la fièvre. J’essaie de rassembler mes souvenirs. Cela ne s’est pas passé comme ça. Notre bateau a été secouru par celui d’une association qui nous a donné des bouteilles d’eau et des gilets de sauvetage avant de prévenir les garde-côtes habilités à nous embarquer. Je tremble rien que d’y penser. Il y a eu des milliers de morts mais je suis un survivant.

Le lendemain, je me lève aux premières heures du jour pour aller me laver aux robinets installés à l’extérieur près de l’entrée de l’enceinte grillagée. Nous sommes quelques uns à frissonner tout en essayant de ne pas asperger nos chaussures et sous-vêtements, tandis que d’autres se brossent les dents. Je jette un regard aux abris à coté, mais j’ai appris qu’ils étaient réservés à ceux qui font leur demande d’asile en France. Si j’essayais je serais probablement renvoyé en Italie où j’ai du accepter l’enregistrement de mes empreintes pour avoir le droit de boire. Une fois là-bas, rien ne dit que je ne serais pas reconduit au Soudan. Je n’ai pas souffert autant pour cela. D’ailleurs il n’y a que quelques centaines de places et nous sommes des milliers. Après m’être frotté consciencieusement partout où je le pouvais sans porter atteinte à ma dignité, j’ai l’idée de gravir la dune qui surplombe le camp. Il y a une tour en bois construite par de jeunes européens et sur laquelle sont accrochées des décorations. Je n’ai pas trop compris le sens de tout ça, mais cela fait partie des rares moments agréables lorsqu’ils viennent jouer de la musique. Certains parlent déjà de récupérer les matériaux pour la combustion avec l’hiver qui approche. Si tout n’est pas démantelé d’ici là. Je me retourne vers la vue qui embrasse l’étendue de la Jungle et après quelques secondes de silence je pousse un profond soupir. C’est beau. Le soleil d’automne éclaire de biais le sommet des tentes et des bâtiments. Je reconnais l’étendard du « legal shelter » où des bénévoles fournissent des conseils juridiques, plus loin à droite c’est le centre Jules Ferry où sont une partie des femmes et des enfants et à mes pieds la Belgium Kitchen qui fournit 1200 repas par jour. Sans parler des écoles, des mosquées, des restaurants, des magasins… Toutes ces personnes de différentes nationalités qui se battent pour survivre et qui sans même s’en rendre compte ont fini par créer une ville.

Plus tard je me décide à rejoindre l’école pour le cours de français qui commence vers 10h. Je me cache le visage à la vue d’une caméra qui film la rue sans demander l’autorisation. On voit de plus en plus de journalistes depuis quelques temps mais généralement ils ne restent pas. Je me demande même s’ils sont au courant que ces images peuvent être utilisées contre nous comme preuve de notre passage si nous faisons une demande d’asile dans un autre pays européen. Je serre les poings comme d’habitude mais je ne dis rien. On apprend vite à éviter les ennuis. Plus loin je croise deux personnes à cheval qui nous regardent comme le feraient des touristes. Comme cela doit être exotique pour eux ! Que croient-ils ? Que nous avons choisi de vivre comme cela ? Que nous aimons la boue dans laquelle ils ne daignent même pas marcher de peur de salir leurs bottes ? J’accélère le pas jusqu’à l’école. A peine arrivé Mary m’apprend qu’elle repart chez elle le lendemain. A Londres. La douleur me prend complètement au dépourvu. Je lui demande pourquoi elle m’abandonne. Pourquoi elle nous déteste comme tous les occidentaux. Je suis tellement en colère que je n’arrive pas à m’arrêter, même lorsqu’elle se met à pleurer. Les mots sortent de ma bouche sans que je l’aie décidé, par effraction. Les élèves présents me désapprouvent du regard mais se taisent car ils connaissent le désespoir. Ils savent que demain c’est moi qui vais pleurer.

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Je m’appelle Nolwen, j’ai 24 ans et cela fait une semaine que je suis à Calais. Aujourd’hui, c’était mon jour de repos, pour la première fois je ne me suis pas levée avec les autres, quand ma voisine de chambrée et l’habitude m’ont réveillée, pour aller dans la nuit finissante au rendez-vous sur le parking du camping. Au contraire, j’ai cédé avec culpabilité à la fatigue écrasante qui me maintenait dans un demi-sommeil malgré les bruits qui me parvenaient de la cuisine. Ce n’est que plusieurs heures après qu’ils soient partis que je suis sortie de mon état semi-comateux et que je suis descendue lentement du lit superposé pour me traîner toujours dans mon duvet jusqu’à la banquette. La première chose que j’ai faite ce fut d’allumer le poêle avec une pensée pour ceux qui avaient en ce moment les pieds dans la boue. On a souvent l’occasion de se plaindre, mais la situation des réfugiés nous fait relativiser. Même si les bungalows sont déglingués, c’est toujours mieux qu’une tente inondée par la pluie. En plus celui-ci dégage quelque chose de familier avec les livres oubliés par les précédents volontaires et la table où on se rassemble le soir pour manger, même si on a rarement la force de se faire autre chose que des pâtes.

J’ai regardé par la fenêtre où la buée s’accrochait. La journée était déjà bien avancée et je m’étais promise d’aller au bord de la mer. J’ai remis mes chaussures encore un peu humides et lentement, à cause des courbatures que j’avais dans tout le corps, je me suis préparée à sortir. Tout de suite le froid s’est rappelé à moi. Le camping n’avait jamais l’air aussi désolé que lorsqu’il était abandonné par tous les bénévoles qui y séjournaient. J’ai effectué à pied les quelques centaines de mètres seulement qui me séparaient du chemin à travers les dunes. La plage à Calais, c’est une blague. Lorsqu’on croit être enfin arrivée, on se retrouve face à une immense lande parsemée de végétation et de flaques. Pour pouvoir atteindre les premières vagues, il faut parfois marcher encore une dizaine de minutes dans cette direction, avec l’impression que l’horizon s’éloigne à mesure que l’on avance. Bien sur c’est ce que j’ai fait, les derniers mètres en courant. Pendant tout le parcours des images de la Jungle me revenaient en tête ainsi que des discussions que j’avais eues là-bas et qui se répétaient comme le refrain d’une chanson. Puis une fois que je suis arrivée au bout je me suis mise à crier de toutes mes forces comme une folle, avec la satisfaction intense de savoir que personne ne pourrait m’entendre. Ce n’est que deux heures plus tard que j’ai pensé à rentrer, après avoir fait une longue promenade.

A peine de retour au camping, j’ai appris le sujet de conversation qui était sur toutes les lèvres. Une interprète qui accompagnait un journaliste avait été violée la nuit dernière vers deux heures du matin dans la Jungle. On en parlait dans les médias. Ma première réaction ce fut de la colère mal dirigée. Tout le monde savait qu’il était dangereux, encore plus pour une femme, de rester sur le camp après la nuit tombée. Se mettre volontairement dans cette situation relevait de l’inconscience pensais-je malgré moi, sous le coup de l’exaspération. D’ailleurs aucun bénévole ne pouvait contrevenir aux règles de sécurité sans se faire exclure de l’association, à part quelques personnes très expérimentées. L’une d’elles m’avait raconté la montée progressive de la tension qui avait lieu le soir, alors que des milliers d’individus s’apprêtaient à risquer leurs vies, par exemple en s’accrochant à l’essieu d’un camion, pour se retrouver de l’autre coté de la frontière… Puis très vite je me suis dit qu’il n’était pas normal d’en vouloir à la victime et que c’était contre l’agresseur qu’on devait diriger sa rage. Mais qu’est-ce qui était normal dans cette situation ? J’avais un goût amer dans la bouche en pensant un peu tard à la souffrance que devait connaitre cette femme, ainsi qu’à celle de beaucoup d’enfants qui n’étaient pas protégés. Rien que durant le démantèlement de la zone sud, environ 130 mineurs isolés avaient disparu, sans que l’on sache s’ils étaient partis ou avaient alimenté les trafics d’êtres humains.

Les chiffres, on les avait grâce aux recensements organisés de façon régulière par des associations. Le résultat était indiqué sur un panneau posé à l’entrée de la « warehouse ». En ce moment il y avait de marqué :
La Jungle
Habitants : 10 088
Mineurs : 1179
Dont mineurs isolés : 1022
La warehouse, c’est un entrepôt utilisé conjointement par Help Refugees, L’Auberge des Migrants et la Refugee Community Kitchen. J’y ai passé quelques jours en tant que bénévole venue donner un coup de main. Lorsque je suis arrivée, on m’a servi avec un sourire chaleureux un café infect dans une tasse ébréchée, puis nous avons été rassemblés par une jeune fille blonde et très énergique qui dégageait un certain charisme, comme beaucoup de personnes ici. Le discours d’accueil comprenait des « energizers », une présentation générale et des commentaires sur l’utilisation du papier toilette, le tout mâtiné d’humour « so british » et accompagné d’une traduction simultanée en québécois. Après quoi, les affectations ont été faites sur base de volontariat selon les besoins qui ne manquaient pas : tri des vêtements, des tentes ou des sacs de couchage, coupe du bois à la « woodyard » pour ceux qui voulaient se défouler en écoutant du punk, préparation des repas distribués sur le camp… Ce qui m’a le plus marquée c’est l’incroyable organisation de cet endroit. Un seul coup d’œil m’a suffi à comprendre pourquoi l’Angleterre avait gagné la guerre. C’est une véritable usine où tout le monde débraie à onze heure pour le « tea break » avant de reprendre le travail naturellement – d’ailleurs un meuble entier rempli de sachets divers et variés est consacré au respect de cette étrange coutume… Ensuite est venue une impression plus diffuse sur laquelle j’ai mis un peu de temps à mettre le doigt : le manque d’habitude que l’on a de voir des personnes parfois très jeunes exercer autant de responsabilités.

Cela fait une dizaine de jours depuis la dernière fois que j’ai écrit. A la fin de la deuxième semaine, il m’a bien fallu partir. Je ne pouvais pas rester plusieurs mois comme le font certains, ce qui leur vaut d’être accusés dans les médias par la maire de Calais de n’avoir rien d’autre à faire de leur temps. Je me serais écroulée de fatigue ou j’aurais fait un burnout comme beaucoup de long-termes. Après avoir salué toutes les personnes merveilleuses que j’avais rencontrées sur place, on m’a déposée à la gare et j’ai eu l’impression d’échouer dans un pays étranger. J’observais les publicités affichées ostensiblement sur les quais avec la même perplexité qu’un ethnologue aurait découvert une idole dans un pays étranger. Comme j’avais un peu de temps avant mon embarquement, je parcourais les revues dans le magasin de presse et je m’étonnais que les gens puissent avoir d’aussi futiles sujets de préoccupation. Une fois dans le train enfin, je regardais chaque passager et je me disais : « ils ne sont pas au courant. » Cette personne ignorait tout de ce qui se passait à seulement quelques kilomètres d’ici. Celle-là non plus ne savait rien. J’étais la seule dépositaire d’un langage qui ne pouvait plus me servir. Qui aurait su ce que voulait dire « bambino », « ali baba » ou même « fumer des jungle » ? Qui connaitrait le Welcome, la Belgium Kitchen ou Los Palominos ? Peut être à tort, mais je me sentais comme celle qui après avoir vu la clarté du jour, retourne dans la caverne aux images de Platon. Je restais plongée dans mes pensées tout le trajet jusqu’à Paris où j’avais un changement. Dans le métro je remarquais autre chose. Personne ne s’arrêtait pour me dire bonjour, ni même ne faisait attention à moi. Malgré la dureté de la vie dans la Jungle, il était très facile de rencontrer des inconnus. A la gare Montparnasse enfin j’attendais mon TGV, lorsque j’aperçus par terre un emballage de sandwich et un gobelet de café renversé. Après toutes ces journées passées à ramasser des déchets, je fis un pas en avant afin de m’en occuper… lorsqu’un homme noir en combinaison d’agent de nettoyage le fit à ma place.

Un enterrement

Il arriva en avance. C’était une belle journée, il devait être environ dix heures. Il se gara sur le parking de l’église encore désert. Le gravier crissa sous ses pieds et il fit quelques pas pour profiter du soleil. C’était un de ces moments d’attente, où les fumeurs sortent leur cigarette, d’autres leur téléphone portable. Lui se contenta d’observer la façade de la maison d’en face, seule la moitié était rénovée. Les gens arrivèrent par grappes. Il scrutait les visages mais ne reconnut personne, jusqu’à ce que quelques cousins débarquent. On se fit la bise et les présentations pour certains. Enfin le corbillard entra dans la cour et attira tout les regards. Comme l’église était coincée contre un bâtiment, on y pénétrait par un coté de la nef. Les gens s’y réfugièrent à la recherche de l’ombre et de bancs. Faisant partie de la famille, il dut patienter le temps que le cercueil soit déposé, puis prendre sa place au premier rang.

On entonna quelques chants, durant lesquels il n’eut pas l’hypocrisie de bouger les lèvres. Il se fiait aux autres pour savoir quand s’asseoir et quand il devait rester debout. Plusieurs personnes prirent la parole, qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam. Il fut bien aise de ne pas avoir à le faire. De sa tante, il gardait surtout des souvenirs d’enfance, quand elle était encore en forme. Ensuite il était allé la voir une fois par an, ce qu’il prenait comme une obligation, sans jamais se demander si cela lui plaisait ou non. Il se sentait fatigué et son attention voletait autour de lui comme lorsqu’il était à l’école. Pendant les épîtres de Paul, il se surprit à observer la décoration de l’église. L’intérieur était plus joli que l’extérieur, malgré les fausses colonnes et les affiches du pape. Son regard tomba sur le cercueil. Cela lui parut étrange qu’il fut exposé à la vue de tous et non pas relégué dans un coin.

Lorsque vint le moment de la communion, une seule personne se déplaça. Le curé avait longuement parlé d’amour avec des mots simples et un ton de médecin, mais il se demanda quel impact cela avait réellement sur les croyants. Il eut soudain l’impression d’être un simple spectateur. Quelques dizaines d’humains s’étaient réunis dans un bâtiment de pierre pour avoir moins peur de la mort. Le bedeau avait une belle voix de village, mais sans grâce. Et malgré la lumière qui descendait du vitrail, il ne ressentit aucun sentiment de mysticisme. C’était comme s’il pouvait observer le rite et voir à travers. Un fétu de paille dans la tempête. Enfin les fidèles passèrent devant le catafalque les uns après les autres et il observa avec attention ces visages qui connaissaient le défunt peut être mieux que lui-même. Puis la messe étant dite ils se retirèrent.

On emporta le cercueil et la famille fit bloc presque malgré elle. Il fut soulagé de pouvoir respirer au grand air et suivit la procession qui s’acheminait à pied vers le cimetière. Ils passèrent par le village et certains s’arrêtaient pour les regarder, parfois le journal en main qu’ils venaient d’acheter. Sur le chemin on en profitait pour discuter et se demander des nouvelles, d’abord à voix basse, puis sans trop faire attention. Après tout ce n’était pas tout les jours que l’on pouvait se voir. Ils arrivèrent dans un silence relatif, la vue des tombes d’inconnus leur ayant rappelé la raison de leur présence. Devant celle de son oncle il ressentit même un vague sentiment d’appartenance. Dans un sens c’était pour eux que l’on avait pris cette concession, afin qu’ils puissent s’y recueillir si un jour ils en avaient le désir. Il ne s’était pourtant jamais demandé où il pouvait être enterré. C’est seulement à cette occasion qu’il remarqua la vieille femme qui les observait à son balcon, depuis la maison de retraite juste à coté.

Enfin les proches bénirent le cercueil chacun leur tour. Ils prenaient le goupillon qui trempait dans une bassine de chirurgien comme un animal mort et effectuaient des gestes précis qu’il essayait de mémoriser. Il s’efforça de rester en arrière pour ne pas avoir à le faire, mais une dizaine de personnes s’arrêtèrent, le regardèrent avec insistance et l’attendirent pour passer. De mauvais gré il s’exécuta, mais refusa de toucher le bois. Ils repartirent avant que la sépulture ne soit refermée. Un des croque-morts voulut les prévenir que c’était le moment, mais déjà on ne l’écoutait plus. En quittant le cimetière il jeta un dernier regard sur ceux qui étaient venus. Si peu ! Toute une vie pour cela… Il songea avec amertume s’il ferait mieux ou pas. Devant la grille on parla de sa tante encore un peu, puis de l’héritage puisqu’il le fallait bien. Des cousins lui proposèrent même le café, mais il refusa. Une demi-heure plus tard il était sur l’autoroute.

Un conte

Au cœur de l’été, le corbeau Moïse refit soudain son apparition après des années d’absence. Et c’était toujours le même oiseau : n’en fichant pas une rame, et chantant les louanges de la Montagne de Sucrecandi, tout comme aux temps du bon temps. Il se perchait sur une souche, et battait des ailes, qu’il avait noires, et des heures durant il palabrait à la cantonade. « Là-haut, camarades – affirmait-il d‘un ton solennel, en pointant vers le ciel son bec imposant -, de l’autre coté du nuage sombre, l’heureuse contrée où, pauvres animaux que nous sommes, nous nous reposerons à jamais de nos peines. »

La ferme des animaux, George Orwell

 

Dans la grande cité de Kashnar, capitale d’un royaume très lointain, il se trouva un jour qu’un homme eut une idée. Une idée parfaitement idiote au reste, mais également bien inoffensive et qu’il trouvait tout simplement rigolote. Il décida de sortir avec un chat sur la tête. Un matin donc, il franchit le pas de sa porte avec son matou tigré posé sur ses cheveux et parada fièrement dans la ville. Feignant de ne se rendre compte de rien, il souriait intérieurement de son stratagème et guettait avec malice la réaction des passants. Ceux-ci ne lui opposèrent pourtant que de l’indifférence, à peine un lever de sourcil de temps en temps, car les habitants du quartier étaient habitués à ses excentricités, si bien qu’on le laissait faire sans trop s’en occuper. Qu’il était loin le temps où il avait eu des problèmes avec les autorités pour avoir vendu le lait d’une vache sacrée ! Il en était venu à se dire que ce n’était peut être pas une si bonne idée, puisque cela n’intéressait personne, lorsqu’il remarqua enfin des signes d’hostilités. Oh, ce n’était au début que des regards de travers et des chuchotements sur son passage, mais bientôt certains lui dire qu’il ne devait pas faire cela. C’était des membres de la secte du chat, originaire de la cité voisine de Trala-la et parmi laquelle se développait depuis quelques temps un dogme selon lequel il était spécifiquement interdit de porter un chat sur la tête. Cela était valable évidemment pour eux, mais également pour tout autre personne, car disaient-ils, sinon cela choquait leur sensibilité. Ils étaient connus en effet pour leur grande sensibilité, car il suffisait généralement de leur présenter un chat pour qu’ils se mettent à éternuer et à avoir les yeux rouges, par contre rare étaient ceux qui à la même occasion déclaraient subitement des poèmes. Ils étaient soutenus dans ce sens par certains membres de la secte du chien, qui considéraient eux, qu’on ne devait pas caresser un chien de la main gauche car c’était lui manquer de respect, et d’autres de la secte du chameau, selon lesquels un homme ne devait pas réagir s’il se faisait uriner dessus inopportunément par un chameau (la question n’était pas tranchée concernant les dromadaires). Quant à notre iconoclaste, suite à ces injonctions, il déclara bien fort qu’il était dans ses droits fondamentaux de porter un chat sur la tête et que désormais il le ferait quotidiennement. Les jours suivants se déroulèrent comme il l’avait prédit et certains prirent parti pour l’un ou pour l’autre, mais force est de constater que la plupart des gens n’en avaient pas grand-chose à faire. Après tout le soleil continuait de briller, il y avait toujours la marmite à remplir et la femme du voisin à séduire, quand ce n’était pas l’inverse.

Cela dura un certain temps, lorsqu’un jour un groupuscule minoritaire de la secte du chat l’assassine en pleine rue, avant de s’en prendre à des membres de la secte du chien, car ils avaient entendu dire qu’au pays de Bur des chiens couraient honteusement après des chats, à moins que ce ne soit des chameaux, ils ne savaient plus très bien. Aussitôt l’émotion fut très vive, car on avait tué bien des gens dans cette ville, pour les voler, par mégarde, pour une affaire d’honneur, mais jamais parce qu’ils portaient un chat sur la tête. Très vite il y eut des rassemblements sur les places publiques, certains venants avec un visage grave et un chat sur la tête, qui se demandait ce qu’il faisait là et si les humains avaient bien toute leur raison. Ils se remémoraient la victime en hochant tristement du chef, en particulier ceux qui ne l’appréciaient pas car ils avaient peur d’être montrés du doigt, mais la plupart étaient sincères, car il s’agissait avant tout de quelqu’un d’ici, qu’ils connaissaient depuis longtemps. Dès le lendemain, un nouveau mot d’ordre circula : « Pas d’amalgames ! » Cela n’avait rien à avoir avec la secte du chat, qui est un être mignon comme chacun le sait et pas du tout intéressé quand il y a du poisson sur la table. D’ailleurs seuls quelques « fous de chats » venus des quartiers mal famés étaient responsables des meurtres de souris, tandis que le « bon chat » lui, ne mange que la pâtée qu’on lui sert. La raison en était que depuis longtemps déjà, on accusait les chats, surtout s’ils étaient noirs, de porter malheur et qu’ils voulaient éviter que ces superstitions se propagent. Pourtant malgré cela, de nombreux félins furent retrouvés cloués sur des portes les jours suivants, ainsi que plusieurs chiens sans qu’on en comprit vraiment la raison, sans doute par habitude. Du coup quelques uns de la secte du chien décidèrent d’émigrer dans un pays en guerre, où ils seraient tout de même plus en sécurité.

Des rumeurs se répandaient : il n’y avait pas eu d’assassinat, ou bien il s’agissait de gardes du palais déguisés en chats persans qui avaient agi pour le compte de la secte du chien. D’ailleurs, après coup, certains se rappelaient que la victime n’était pas toujours très sympa avec son chat, et qu’il lui arrivait même de mettre vingt minutes à lui ouvrir la porte. Bientôt le sujet fut sur toutes les lèvres et au marché on ne parla que de ça. L’un proférait qu’il ne soutenait pas les assassin mais que tout de même il l’avait bien cherché ; l’autre répondait que pour avoir ce genre d’opinion on devrait être décapité ; un troisième qu’on pouvait faire ce qu’on voulait avec la secte du chameau, car il s’agissait de gens intelligents, mais que c’était manquer de respect avec ceux de la secte du chat ; un quatrième qu’on avait lâchement abandonné ces dernières années le droit de porter un chat sur la tête ; un cinquième, qui parlait de plus en plus fort, que tout cela ne serait pas arrivé si on avait interdit les chats et les chiens qui n’étaient pas bruns ; un sixième qu’il prendrait deux kilos d’abricots s’il vous plait. Quand au maire de la cité, il fit une déclaration pour dire que tout cela était bien grave, qu’il ferait doubler les patrouilles, puis repartit faire une sieste. Après quoi les crieurs publics occupèrent la place et toutes les rues environnantes pendant des semaines en répétant de ne surtout pas avoir peur de son voisin, mais de vérifier quand même qu’il n’était pas armé et dans ce cas de prévenir les autorités tout de suite, surtout s’il ronronnait bizarrement.

Au final, aucun signe ne vint du ciel pour expliquer s’il valait mieux être de la secte du chat, du chien, du chameau ou du mouton à cinq pattes ; si le véritable chat était siamois ou de gouttière et le chien un labrador ou un chihuahua ; si quoi qu’on en pense il fallait le crier sur les toits ou au contraire le garder pour soi comme un jardin secret ; qui poussait mieux de la rose ou du réséda et qui était arrivé en premier de la poule ou de l’œuf. Mais chacun avait son opinion et en la défendant, la renforçait, décidait qu’elle faisait partie de son identité. On commença à mettre des étiquettes, aussi absurdes que si on avait divisé les gens entre ceux qui préfèrent le printemps et ceux qui préfèrent l’automne, mais petit à petit les quartiers s’organisèrent de cette manière. Même ceux qui voulaient échapper à cette classification, y demeuraient dans le regard des autres. Ceux qui préféraient le printemps allaient à des écoles de printemps, des fêtes de printemps et des mariages de printemps, tandis que ceux que ceux qui préféraient l’automne faisaient de même. Les enfants qui naissaient dans ces familles grandissaient de cette manière et ne comprenaient pas qu’on puisse vivre différemment. Plus le temps passait et moins ils se voyaient, ne connaissant les autres que par ouï-dire. Si bien qu’au bout d’un moment les gens oublièrent tout à fait qu’ils avaient tous été voisins, partageaient le même air et avaient autrefois observé ensemble, la beauté des étoiles qui brillent dans le ciel…