Le vieux Gardner et son chien

Il faut prendre son temps dans la vie pour bien ressentir les choses et faire les bons choix. Telle était la philosophie du vieux Gardner et telle il l’appliquait. C’est comme cela qu’il avait séduit sa femme, un être doux et tranquille dont il n’avait jamais eu à se plaindre pendant les quarante-trois ans de leur mariage, avant qu’elle ne s’éteigne sans un bruit de peur de déranger. L’amour qui liait monsieur et madame Gardner était profond. Après sa disparition il restait parfois de longs moments sans un mot, sans bouger, alors qu’il venait de préparer le café. Puis un jour il se leva, enfila sa gabardine, mit sa casquette et alla chercher un chien au refuge. Enfin ce n’était guère qu’un chiot. Une espèce de boule de poils, bâtard croisé avec bâtard, qui ouvrait de grands yeux innocents sur le monde. Bien sur, son maître ne s’attendait pas à ce que ce soit la même chose. Le nouvel arrivant, tout aussi fidèle qu’il put être, ne lui recousait pas ses boutons, ni ne lui préparait son porridge quand il revenait de sa promenade matinale. Mais tout de même, la vie reprenait son cours et il lui lisait même le journal comme il le faisait alors avec la femme qu’il avait aimée. Comme pour beaucoup de personnes de sa génération, la radio fonctionnait chez lui presque perpétuellement. Ce n’était guère pour lui qu’un fond sonore, qu’il écoutait parfois d’une oreille distraite et il laissait la plupart du temps les chaines d’informations ou les programmes culturels. C’était encore plus vrai depuis la mort de son épouse, car elle l’éteignait pour regarder sa série à la télévision, après le déjeuner et parfois le dîner, et il oubliait souvent de la rallumer. C’était surtout un moyen d’échapper à l’affreux sentiment de solitude qui pèse avec le silence.

Parmi ces émissions, il y en avait tout de même une qu’il écoutait assidument. C’était « La question mystère », un jeu de connaissances générales qui permettait aux participants de gagner un peu d’argent, mais surtout de se faire connaitre des voisins. Un après-midi, il était comme à son habitude dans son canapé, lorsque la voix du présentateur égrena lentement : « Quelle est la capitale de l’Assyrie ? » Un silence succéda, car le candidat ne trouvait pas. Gardner, qui tenait sa pipe dans sa main, s’adressa en forme d’amusement à son chien :
-Tu ne saurais pas quoi répondre toi ?
Celui-ci releva la tête et déclara distinctement.
-C’est Assour.
Le vieil homme, qui pourtant en avait vu d’autre et n’était pas facile à impressionner demeura complètement interdit. Il s’en fallut de peu pour que la pipe ne lui échappe des doigts et ne vienne tomber sur le tapis. Les seuls sons que l’on entendait dans le salon étaient maintenant la trotteuse de l’horloge et la radio qui continuait : « …il s’agissait bien évidemment de la cité d’Assour qui a donné son nom à l’empire Assyrien… » Gardner contempla un moment son chien, qui la gueule de nouveau posée sur ses pattes croisées en avant, le regardait par en dessous avec une forme d’inquiétude comme seuls ces animaux savent le faire.
-J’ai bien cru un instant que tu avais parlé.
-C’est ce que j’ai fait, maître.
Cette fois il en était sur, il n’avait pas rêvé ! L’animal s’était bien exprimé avec l’accent de la capitale et battait innocemment de la queue, content de l’attention qu’il recevait.
-Mais depuis quand en es-tu capable ?
-Depuis toujours, maître.
-Alors pourquoi ne pas me l’avoir dit ?
-C’est que, vous ne m’avez jamais posé la question.
Le raisonnement était somme toute parfaitement logique et Gardner dut bien reconnaitre, une fois l’effet de surprise passé, qu’il n’avait en effet jamais pensé à demander à son chien si celui-ci savait parler. A ce moment une autre question surgit dans son esprit.
-Je veux bien admettre temporairement, même si cela me parait absurde, que tu saches parler, cela n’explique pas que tu aies su quelle était la capitale de l’Assyrie.
Les deux compères devisaient à présent le plus naturellement du monde et le chien ne se fit pas prier pour répondre aux interrogations de son maître.
-Maître, que faites-vous le matin après vous être levé ?
L’homme fronça les sourcils et prit le temps de réfléchir.
-Eh bien, je prends mon café, puis je vais chercher mon courrier…
-Avant cela.
-J’allume la radio.
-Et est-ce que vous l’éteignez lorsque vous sortez pour faire votre promenade sans moi ?
Les deux derniers mots avaient été prononcés avec une intonation particulière, que Gardner qui commençait déjà à saisir la manière de s’exprimer de son chien, interpréta à son grand étonnement comme un reproche voilé mais néanmoins réel.
-Il me semble bien que non.
-Que voulez-vous que je fasse d’autre dans ce cas, enfermé comme je le suis, que d’écouter les programmes culturels ?
Le vieil homme, qui n’était pas particulièrement à l’aise avec la tournure que prenait la conversation, commença à nettoyer sa pipe avant de la bourrer à nouveau, puis saisi d’une subite inspiration aborda subtilement un autre sujet.
-Tu as appris des choses intéressantes dans ce cas.
-Oui concéda le chien d’un ton un peu guindé, avant de reprendre. Il y a eu cette série d’émissions la semaine dernière sur la pensée de Kant qui était très stimulante intellectuellement, bien que je sois en total désaccord avec son principe de l’impératif catégorique. Celle d’avant était sur la vie de Chopin et encore auparavant vous aviez mis une autre station qui proposait des comptes rendus détaillés sur la situation politique au Proche-Orient.
-En somme, tu ferais un excellent candidat pour « La question mystère ».
-En toute modestie que cela fait longtemps que je n’ai pas été pris en défaut.
Le vieux Gardner qui avait rallumé sa pipe tandis que son chien énumérait ses récents sujets d’étude, tirait dessus distraitement et affichait un air songeur que son compagnon respecta par son silence retrouvé. On eut dit qu’il n’avait jamais parlé et son maître se sentit un peu idiot lorsqu’il lui proposa :
-Cela te dirait de participer ?
Il se passa quelques secondes avant que la réponse n’arriva.
-Je pourrais avoir des gâteaux ?

Gardner et son chien se trouvaient devant l’entrée du bâtiment de la radio où venait de se dérouler leur première émission en tant que candidats. Une haie de journalistes leur bloquait le passage et le crépitement des appareils photos se déroulait de manière ininterrompue, même si les flashs à ampoules n’étaient plus nécessaires comme dans la jeunesse du maître. Dans la cohue, une jeune femme prit l’initiative de s’adresser aux nouvelles vedettes.
-Mr Gardner, est-il possible d’interroger votre chien ?
-Je vous en prie, faites-donc, mais je ne peux pas garantir qu’il vous répondra. Enfin, si vous avez un biscuit vous aurez beaucoup de chances, c’est certain.
Aussitôt tout le monde se mit à fouiller ses poches. Une voix d’homme jaillit de la foule.
-C’est au chien que je m’adresse. Peut-on savoir quelles sont vos opinions politiques ?
Le canidé se plia sans difficulté à l’exercice et hormis le bruit des déclencheurs qui s’amplifia, un silence respectueux se fit pour l’écouter :
-Eh bien c’est très simple, je pense qu’il faut un chef pour que la meute ne se divise pas.
Passé le premier moment d’étonnement, un des journalistes reprit ses automatismes.
-Cela veut-il dire que vous êtes de droite ?
-Selon les critères humains, quelque chose comme cela. Mais votre espèce a inventé la politique, les citoyens ont certainement une réflexion plus profonde que je suis incapable de concevoir.
Personne ne releva. Puis, flairant le scoop, un autre individu en profita pour s’aventurer dans la brèche.
-Cela ne vous dérange pas d’avoir un maître et de devoir lui obéir ?
-Au contraire, j’aime bien. Je trouve cela très agréable d’avoir quelqu’un qui prend les décisions à ma place, mais je suis un peu surpris que vous me posiez la question. N’est-ce pas quelque chose de courant chez les humains ?
Tout le monde se regarda pour voir s’ils avaient bien compris ou s’il s’agissait d’une blague. Pourtant le chien était assis calmement sur ses pattes de derrière, la tête bien droite et essayait simplement d’apporter pleine satisfaction à ces gens qui s’intéressaient à lui.
-Vous parlez du système politique ? Mais ce n’est pas la même chose que d’être sous l’autorité d’une autre personne en permanence seulement pour avoir de la nourriture, une place au coin du feu et des caresses de temps en temps.
L’animal parut sincèrement surpris et légèrement peiné de constater que ce qu’il disait ne convenait pas.
-Excusez-moi, je me suis sans doute trompé. Mais dans ce cas… est-ce que vous ne travaillez pas toute la journée pour manger et pour vous loger ? Et pour cela, ne devez-vous pas obéir à votre chef ?
Pendant ce temps, le vieux Gardner souriait malicieusement. Jamais il ne s’était autant amusé.

Après cette entrée en matière, d’autres sujets furent soumis à la sagesse du canidé. On lui proposa de résoudre des problèmes mathématiques, on requit son opinion sur des sujets de société, on lui demanda un pronostic concernant le championnat de football… Jusqu’à ce que le vieil homme en eut assez et décida de rentrer chez lui avec son animal de compagnie. Lorsqu’ils arrivèrent dans la vieille Austin de Gardner, ils s’aperçurent que la maison était cernée par les caméras de télévision. Heureusement, le jardin n’était pas visible depuis la rue et le retraité, qui aspirait au calme, décida de s’y installer. Un journaliste s’y était tout de même introduit, caché dans un buisson, mais il fut délogé par le chien qui lui arracha plusieurs morceaux de son pantalon. Lorsqu’ils furent enfin seuls, Gardner contempla du banc où il était assis, le jardin qu’il avait autour de lui. Celui-ci s’était dégradé depuis la mort de sa femme et il ne s’en n’était pas aperçu jusqu’à maintenant car il dépensait le temps qu’il passait à l’extérieur dans des promenades qu’il faisait dans les environs. Le rosier qu’elle avait pris l’habitude d’entretenir était redevenu en partie sauvage, le grand bouleau planté le jour de leur mariage trônait toujours en son centre, mais l’herbe avait poussé et donnait à l’ensemble un air de négligé… Bercé un moment par la mélancolie, il reporta ensuite son attention sur son compagnon :
-Il y a quelque chose que je voudrais éclaircir. Ce que tu as dit tout à l’heure à la presse… Est-ce que tu ne serais pas un peu anarchiste ?
Le chien rejeta vivement ses oreilles en arrière et s’indigna d’une voix outrée :
-Maître, me prendriez-vous pour un chat ?
Un peu rassuré par cette idée qui le tracassait depuis un moment, le vieil homme poursuivit :
-Dans ce cas, que penserais-tu de continuer de participer à cette émission, voir de t’inscrire à d’autres ?
-Je ne sais pas, maître. Dois-je le faire ?
-Est-ce que cela te ferait plaisir ?
Le chien s’assit, piétina un peu et prit un air de profonde réflexion. Après un moment il baissa légèrement la tête comme pour s’excuser de ce qu’il allait dire.
-Cela me demanderait beaucoup de concentration. Je préfèrerais aller me promener avec vous.
-En es-tu sur ? Cela te permettrait d’avoir des gâteaux. Beaucoup de gâteaux.
Le mot magique provoqua une réaction immédiate. Un regard plein d’espoir se levait désormais sur le maître et un léger tremblement trahissait l’excitation du chien. Seulement, il savait qu’il existait déjà un bocal plein de ces délices auquel il n’avait pas accès.
-Est-ce que je pourrais en manger autant que je veux ?
-Ce serait mauvais pour toi concéda l’homme d’un ton qui clôturait le débat. Et tu finirais par ne plus les apprécier autant que tu le fais aujourd’hui.
-Alors à quoi bon ?
Une tête pleine de poils s’abattit d’un air désolé sur ses genoux en quête de consolation. Gardner la tapota gentiment et prononça d’une voix pleine de gravité bien que teintée de satisfaction :
– Ça, c’est un bon chien.

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