Longtemps, je me suis détesté. Je souffrais de la solitude et je pensais être responsable de mon malheur, car c’est l’une des croyances les plus répandues dans notre société. En vérité, j’en étais responsable en quelque sorte, mais on ne peut pas prétendre être libre tant que l’on n’a pas conscience de nos prisons mentales… A l’adolescence, ce que je désirais avant tout, ou plutôt ce que je croyais désirer, c’était d’avoir une copine. Certes, ma timidité presque maladive à l’époque m’a fait rater quelques occasions, mais par la suite lorsque ce trait de caractère s’est estompé, je me suis aperçu que j’avais plus ou moins inconsciemment choisi de rester célibataire. En effet, dès que la possibilité d’une relation sérieuse s’était profilée, j’avais fait un pas en arrière, laissant parfois l’autre personne dans le désarroi. Paradoxalement, ce dont j’avais le plus souffert, cela avait été de me séparer de quelqu’un que j’aimais parfois profondément, même si ce n’était jamais la seule raison, loin de là… Au bout d’un moment j’en suis venu à me demander si je ne faisais pas partie de ces hommes dont on dit qu’ils ont « peur de l’engagement », mais cela n’a heureusement pas duré très longtemps car je me suis rendu compte qu’il est normal d’avoir peur que ce que l’on ne souhaite pas arrive et que par rapport à une jeune fille traitée de salope parce qu’elle couche avec plusieurs homme, il y a une différence de degré à cause de l’inégalité sociale entre les hommes et les femmes, mais que dans tout les cas ces appellation recouvrent un jugement moral sur un écart à la norme. Mais au début je n’en étais pas encore là et je ressentais la douleur jusque dans ma chair de ne pouvoir faire coïncider l’amour tel que je le concevais et mon instinct qui me disait qu’aimer une personne ne devrait pas m’empêcher de m’attacher à quelqu’un d’autre. Dans la contradiction dans laquelle je me trouvais, j’avais toujours le réflexe de faire privilégier mon intégrité par rapport à moi-même avant ma relation avec une autre personne. Surtout, il ne me paraissait pas normal de contraindre ma liberté dans un domaine où plus que tout autre, elle devrait en être le maître-étalon (si je peux me permettre…)
A un moment donné je me suis inscris sur un site de rencontres, car quitte à être célibataire autant en profiter et c’est alors que j’ai découvert le concept de polyamour qui était revendiqué sur de nombreux profils de jeunes filles cultivées. Comme la composition du mot l’indique, il s’agit tout simplement de l’idée que l’on peut aimer différentes personnes à la fois sans que cela pose problème, ce qui est à différencier du libertinage où il peut y avoir une seule histoire d’amour et des relations sexuelles sans sentiment sur le coté. Personnellement j’ai appris par la suite sur un tableau listant toutes les possibilités que j’étais « anarchiste amoureux », ce qui veut dire que je suis au moins anarchiste dans un domaine, même si je préfère me référer à la lettre du poète allemand Rilke où il invite à une relation amoureuse libérée de toute convention sociale. Pour en revenir au polyamour, j’ai été un peu surpris au départ que certains en fassent un combat politique (souvent en lien avec le féminisme), mais ce n’est au final pas tellement étonnant lorsque l’on considère par exemple les réactions parfois extrêmement violentes de certains individus par rapport à ce mode de vie. Je rajouterai que j’ai un peu de mal avec la dualité amour/sexe sans sentiment, non parce que cela me gène en théorie mais parce qu’en pratique cela ne se passe souvent pas comme ça… Il est rare de coucher avec quelqu’un s’il n’y a pas une complicité, une intimité, une alchimie qui s’enrichira ou pas avec le temps (et réciproquement, l’amour naît le plus souvent pour quelqu’un qui nous attire physiquement), mais peut être cela est-il dû seulement à mon expérience personnelle. En parallèle, plus ou moins à la même période, j’ai commencé la lecture d’un ouvrage du philosophe Michel Onfray intitulé « Théorie du corps amoureux », dans lequel tout en faisant la promotion du libertinage, il dénonce le carcan imposé par l’Eglise au cours des siècles (je souris encore d’avoir lu ce brûlot anticlérical pendant de longues heures à l’occasion du gardiennage de ma propre exposition qui avait lieu dans une église). Selon lui, le modèle du couple s’est imposé comme la seule option à cause de la victoire idéologique des « idéalistes » (dont font partie Platon et les adeptes du christianisme), qui vouent une haine aux plaisirs corporels et prônent la domination masculine. Toute en restant critique face à certaines idées avancées, cela m’a aidé à prendre conscience que ma vision de l’amour était fortement conditionnée par la culture à laquelle j’appartenais. Un voyage plus tardif au Mexique m’a depuis confirmé dans l’idée que, bien que ce pays soit extrêmement genré (le rôle des hommes et des femmes y est fortement défini), bien que la religion chrétienne y soit très présente, bien que les violences sexuelles y soient monnaie courante et abstraction faite du goût des indigènes pour les occidentaux, la sexualité des femmes y est beaucoup moins inhibée qu’en Europe.
Arrivé à ce moment de la lecture, peut être certaines personnes se disent-elles qu’elles ont toujours vécues en couple et qu’elles s’en trouvent pourtant heureuses, ou bien que la vie les a menées à travers différentes situations mais que seul l’amour exclusif à deux leur apporte pleinement satisfaction. Il faut bien comprendre que mon propos n’est pas de faire la promotion d’un modèle par rapport à un autre qui serait valable pour tout le monde, contrairement à Michel Onfray ou au personnage joué par Léa Seydoux dans le film « The Lobster » que je conseille sur le sujet, mais au contraire que chacun devrait pouvoir vivre sa sexualité et ses sentiments comme il l’entend. Hors, il est impossible d’être libre tant que l’on n’a pas conscience d’avoir le choix et que notre éducation nous pousse à considérer le couple comme la seule véritable relation amoureuse. Cela peut paraitre inutile de dire cela alors que la révolution sexuelle a déjà eu lieu et il est vrai que d’importants progrès ont été faits vers plus de liberté, mais on ne change pas complètement en quelques décennies un aspect aussi important de notre société datant au moins de plusieurs siècles. D’ailleurs, d’où cela vient-il ? Platon, dont l’influence en occident n’est pas sans lien avec le fait que sa pensée idéaliste est compatible avec le christianisme, fait raconter à Aristophane dans « Le Banquet » une fable sur l’origine de l’amour. Auparavant les êtres humains possédaient l’équivalent de notre corps en double et ils furent coupés en deux par les dieux afin de les affaiblir. « C’est de ce moment que date l’amour inné des hommes les uns pour les autres : l’amour recompose l’antique nature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine » (traduction d’E. Chambry pour Garnier-Flammarion). S’il ne faut peut être pas prendre cette histoire au premier degré, c’est de là que vient le terme de « moitié » encore en vigueur pour désigner l’être aimé et elle illustre l’idée selon laquelle un individu demeure incomplet tant qu’il n’a pas trouvé « l’âme sœur » (ce qui implique déjà de croire en l’existence de l’âme…) Chose assez similaire dans la Bible, où selon l’interprétation la plus courante, la femme est issue d’une côte de l’homme (probablement suite à une erreur de traduction, mais cela importe peu.) Par la suite est arrivé Saint Paul, un fanatique misogyne qui ne rigolait pas sur la gaudriole, dont les valeurs sont très différentes de celles prônées dans les Evangiles mais qui devient malgré tout l’une des principales références de l’Eglise. Lui n’aurait certainement pas hésité à jeter la première pierre.
Mais tout cela c’est du passé, me direz-vous. Certes, il fut un temps il fut un temps où les relations amoureuses n’étaient envisageable qu’à l’intérieur du couple, mais aujourd’hui ce n’est plus le cas. En êtes vous certains ? Les princesses dans les films de Walt Disney (qui refusait qu’une femme travaille comme dessinatrice dans sa compagnie) dont on gave notre jeunesse rêvent-elles d’autre chose que de trouver leur prince charmant ? N’avez-vous pas entendu parler dans les médias des « célibattants » qui ont failli dans leur mission de se mettre en couple mais qui sont pénitents et dont la volonté de sortir de cette situation honteuse est méritoire, tout comme un chômeur qui multiplierait les entretiens d’embauche, ou un malade entamant sa troisième chimiothérapie tout en gardant le sourire ? Alors oui, les choses évoluent et l’émergence du polyamour en est un signe, tout comme l’apparition de récits portants des discours différents tels que le film « Rebelle » réalisé par Disney (même si la réalisatrice a été débarquée en cours de projet et que seule une pétition diffusée sur internet a empêché la production de modifier la morphologie de l’héroïne pour lui donner une taille de Barbie), mais elles évoluent lentement, très lentement… Pour s’en convaincre il suffit de lire « Le journal de Bridget Jones » qui sous son aspect prétendument libérateur présente la figure de la célibataire comme forcément dépressive et classe dans la catégorie « enfoiré affectif » aussi bien les menteurs que les hommes ne désirant tout simplement pas s’engager dans une relation exclusive. Jusqu’au « Valérian et la Cité des milles planètes » de Luc Besson, où durant toutes les péripéties de l’histoire, est soulignée l’évolution du personnage principal, qui d’adolescent immature et collectionneur, finit par comprendre qu’il ne doit aimer qu’une seule femme (celle-ci se faisant ainsi respecter, ce qui la consolera peut être d’avoir disparu du titre de la série).
A partir de là on peut se demander quel impact nos croyances dans ce domaine ont-elles sur notre quotidien ? Combien d’hommes et de femmes trompent-ils leur conjoint car ils n’envisagent pas de relation en dehors du couple mais se retrouvent en contradiction avec leur désir pour d’autres personnes ? Combien sont amoureux de deux individus à la fois et souffrent de devoir choisir ? Combien se désespèrent de voir cette relation échouer car ils sont arrivés « trop tard » dans la vie de l’autre ? La plupart des personnes considèrent que tout est de rencontrer « le bon » ou « la bonne » avec lequel ou laquelle ils pourront passer le reste de leur vie. Mais imaginons que ce partenaire ait eut un accident de voiture mortel ou soient partis vivre au Canada juste avant qu’elles ne le rencontrent, seraient elles pour autant condamnées à vivre dans la solitude ? Il est probable au contraire qu’elles auraient fait leur vie avec quelqu’un d’autre, peut être rencontré six mois plus tard. Maintenant imaginons que l’accident ou le départ n’ait pas eu lieu, elles se mettent en couple avec le premier partenaire potentiel et arrêtent de chercher, ou même s’interdisent comme c’est le plus souvent le cas, d’en trouver un autre. Qu’advient-il du second ? De celui qui aurait été sinon le père ou la mère de leurs enfants, l’homme ou la femme de leur vie ? Il y a là-dedans beaucoup d’arbitraire et lorsque l’on s’en aperçoit, surtout lorsque l’on est célibataire, il est tentant d’imaginer les différentes vies possibles avec les belles personnes qui gravitent autour de nous, comme dans le magnifique poème « Les passantes » d’Antoine Pol mis en musique par Georges Brassens. Si je m’essaie à ce petit jeu et repense à ces femmes qui me charment non seulement par leur beauté mais par l’expression indéfinissable de tout leur être il y a :
_la bibliothécaire rousse aux yeux gris-bleus dont la présence me foudroie à chaque fois et qui me fait venir emprunter des livres plus que de raison
_cette dessinatrice au très joli sourire croisée récemment dans un festival de science-fiction et qui a du retourner malheureusement à l’autre bout de la France
_la jeune fille de Budapest, malgré toutes ces années
_encore une rousse avec laquelle j’ai connu une histoire en pointillés et qui a eu l’étrange idée de se mettre en couple alors que j’étais au Mexique
_une jolie blonde croisée seulement quelques heures en faisant du bénévolat et avec laquelle je maintiens le contact à distance depuis plus d’un an
_quelques autres, parfois très récemment et selon les hasards de la vie
Est-ce qu’il y a un meilleur moyen de vivre ? Car la jalousie complique bien vite les choses… Mon humble avis est que cela dépend des personnes, des rencontres, des moments dans une vie… Tout comme Sartre (qui prônait l’union libre), je ne pense pas qu’il y ait de morale immanente et que donc chacun doit inventer/bricoler la sienne selon la situation. On peut être libertin à une période, puis en couple dans une relation exclusive avec une personne très jalouse, puis en polyamour une fois que chacun a rencontré quelqu’un d’autre, puis vivre dans l’abstinence que cela soit choisi ou non… Le plus important me semble l’honnêteté et le respect de l’autre comme de soi-même, qui permettent de décider ensemble, en adultes responsables, les engagements que chacun est prêt à prendre envers l’autre.
Afin de conclure, j’aimerais raconter une anecdote qui renforcera dans leur paranoïa concernant les livres d’enfants les membres de la Manif pour tous. Lorsque j’étais petit, je possédais un livre écrit par Claude Steiner et illustré par Pef qui s’appelait « Le conte chaud et doux des chaudoudoux » (traduction de François Paul-Cavallier). Il racontait l’histoire d’un monde où chaque enfant recevait à la naissance un sac rempli de « chaudoudoux », qui étaient de petites boules de poils au grand sourire que les gens s’offraient les uns les autres. Ce sac était inépuisable, mais un jour la sorcière Belzépha instaura la jalousie dans le cœur des gens car personne ne voulait acheter ses philtres ni ses potions (c’est un conte aussi anticapitaliste que libertaire) et ceux-ci demandèrent désormais à leur proches d’arrêter d’en donner de peur qu’il n’y en ait plus pour eux. Alors, comme il y avait de moins en moins de chaudoudoux et que tout le monde commençait à dépérir, la sorcière put vendre des « froid-piquants » qui empêchaient les gens de se ratatiner mais rendaient « plutôt froids et hargneux ». « Depuis le plan de Belzépha, ils restaient par deux et gardaient les chaudoudoux l’un pour l’autre. Quand ils se trompaient en offrant un chaudoudoux à une autre personne, ils se sentaient coupable, sachant que leur partenaire souffrirait du manque. » Sur ces entrefaites (j’aime beaucoup cette expression), arrive « une jeune femme gaie et épanouie aux formes généreuses » et qui donnait ses chaudoudoux sans compter. « Mais certains la désapprouvèrent parce qu’elle apprenait aux enfants à donner des chaudoudoux sans avoir peur d’en manquer. » La fin reste ouverte, mais si un jour j’ai des enfants, je n’hésiterai pas à leur lire cette histoire afin qu’ils n’aient pas peur à l’avenir de donner des chaudoudoux.