L’amour, c’est comme les chaudoudoux

Longtemps, je me suis détesté. Je souffrais de la solitude et je pensais être responsable de mon malheur, car c’est l’une des croyances les plus répandues dans notre société. En vérité, j’en étais responsable en quelque sorte, mais on ne peut pas prétendre être libre tant que l’on n’a pas conscience de nos prisons mentales… A l’adolescence, ce que je désirais avant tout, ou plutôt ce que je croyais désirer, c’était d’avoir une copine. Certes, ma timidité presque maladive à l’époque m’a fait rater quelques occasions, mais par la suite lorsque ce trait de caractère s’est estompé, je me suis aperçu que j’avais plus ou moins inconsciemment choisi de rester célibataire. En effet, dès que la possibilité d’une relation sérieuse s’était profilée, j’avais fait un pas en arrière, laissant parfois l’autre personne dans le désarroi. Paradoxalement, ce dont j’avais le plus souffert, cela avait été de me séparer de quelqu’un que j’aimais parfois profondément, même si ce n’était jamais la seule raison, loin de là… Au bout d’un moment j’en suis venu à me demander si je ne faisais pas partie de ces hommes dont on dit qu’ils ont « peur de l’engagement », mais cela n’a heureusement pas duré très longtemps car je me suis rendu compte qu’il est normal d’avoir peur que ce que l’on ne souhaite pas arrive et que par rapport à une jeune fille traitée de salope parce qu’elle couche avec plusieurs homme, il y a une différence de degré à cause de l’inégalité sociale entre les hommes et les femmes, mais que dans tout les cas ces appellation recouvrent un jugement moral sur un écart à la norme. Mais au début je n’en étais pas encore là et je ressentais la douleur jusque dans ma chair de ne pouvoir faire coïncider l’amour tel que je le concevais et mon instinct qui me disait qu’aimer une personne ne devrait pas m’empêcher de m’attacher à quelqu’un d’autre. Dans la contradiction dans laquelle je me trouvais, j’avais toujours le réflexe de faire privilégier mon intégrité par rapport à moi-même avant ma relation avec une autre personne. Surtout, il ne me paraissait pas normal de contraindre ma liberté dans un domaine où plus que tout autre, elle devrait en être le maître-étalon (si je peux me permettre…)

A un moment donné je me suis inscris sur un site de rencontres, car quitte à être célibataire autant en profiter et c’est alors que j’ai découvert le concept de polyamour qui était revendiqué sur de nombreux profils de jeunes filles cultivées. Comme la composition du mot l’indique, il s’agit tout simplement de l’idée que l’on peut aimer différentes personnes à la fois sans que cela pose problème, ce qui est à différencier du libertinage où il peut y avoir une seule histoire d’amour et des relations sexuelles sans sentiment sur le coté. Personnellement j’ai appris par la suite sur un tableau listant toutes les possibilités que j’étais « anarchiste amoureux », ce qui veut dire que je suis au moins anarchiste dans un domaine, même si je préfère me référer à la lettre du poète allemand Rilke où il invite à une relation amoureuse libérée de toute convention sociale. Pour en revenir au polyamour, j’ai été un peu surpris au départ que certains en fassent un combat politique (souvent en lien avec le féminisme), mais ce n’est au final pas tellement étonnant lorsque l’on considère par exemple les réactions parfois extrêmement violentes de certains individus par rapport à ce mode de vie. Je rajouterai que j’ai un peu de mal avec la dualité amour/sexe sans sentiment, non parce que cela me gène en théorie mais parce qu’en pratique cela ne se passe souvent pas comme ça… Il est rare de coucher avec quelqu’un s’il n’y a pas une complicité, une intimité, une alchimie qui s’enrichira ou pas avec le temps (et réciproquement, l’amour naît le plus souvent pour quelqu’un qui nous attire physiquement), mais peut être cela est-il dû seulement à mon expérience personnelle. En parallèle, plus ou moins à la même période, j’ai commencé la lecture d’un ouvrage du philosophe Michel Onfray intitulé « Théorie du corps amoureux », dans lequel tout en faisant la promotion du libertinage, il dénonce le carcan imposé par l’Eglise au cours des siècles (je souris encore d’avoir lu ce brûlot anticlérical pendant de longues heures à l’occasion du gardiennage de ma propre exposition qui avait lieu dans une église). Selon lui, le modèle du couple s’est imposé comme la seule option à cause de la victoire idéologique des « idéalistes » (dont font partie Platon et les adeptes du christianisme), qui vouent une haine aux plaisirs corporels et prônent la domination masculine. Toute en restant critique face à certaines idées avancées, cela m’a aidé à prendre conscience que ma vision de l’amour était fortement conditionnée par la culture à laquelle j’appartenais. Un voyage plus tardif au Mexique m’a depuis confirmé dans l’idée que, bien que ce pays soit extrêmement genré (le rôle des hommes et des femmes y est fortement défini), bien que la religion chrétienne y soit très présente, bien que les violences sexuelles y soient monnaie courante et abstraction faite du goût des indigènes pour les occidentaux, la sexualité des femmes y est beaucoup moins inhibée qu’en Europe.

Arrivé à ce moment de la lecture, peut être certaines personnes se disent-elles qu’elles ont toujours vécues en couple et qu’elles s’en trouvent pourtant heureuses, ou bien que la vie les a menées à travers différentes situations mais que seul l’amour exclusif à deux leur apporte pleinement satisfaction. Il faut bien comprendre que mon propos n’est pas de faire la promotion d’un modèle par rapport à un autre qui serait valable pour tout le monde, contrairement à Michel Onfray ou au personnage joué par Léa Seydoux dans le film « The Lobster » que je conseille sur le sujet, mais au contraire que chacun devrait pouvoir vivre sa sexualité et ses sentiments comme il l’entend. Hors, il est impossible d’être libre tant que l’on n’a pas conscience d’avoir le choix et que notre éducation nous pousse à considérer le couple comme la seule véritable relation amoureuse. Cela peut paraitre inutile de dire cela alors que la révolution sexuelle a déjà eu lieu et il est vrai que d’importants progrès ont été faits vers plus de liberté, mais on ne change pas complètement en quelques décennies un aspect aussi important de notre société datant au moins de plusieurs siècles. D’ailleurs, d’où cela vient-il ? Platon, dont l’influence en occident n’est pas sans lien avec le fait que sa pensée idéaliste est compatible avec le christianisme, fait raconter à Aristophane dans « Le Banquet » une fable sur l’origine de l’amour. Auparavant les êtres humains possédaient l’équivalent de notre corps en double et ils furent coupés en deux par les dieux afin de les affaiblir. « C’est de ce moment que date l’amour inné des hommes les uns pour les autres : l’amour recompose l’antique nature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine » (traduction d’E. Chambry pour Garnier-Flammarion). S’il ne faut peut être pas prendre cette histoire au premier degré, c’est de là que vient le terme de « moitié » encore en vigueur pour désigner l’être aimé et elle illustre l’idée selon laquelle un individu demeure incomplet tant qu’il n’a pas trouvé « l’âme sœur » (ce qui implique déjà de croire en l’existence de l’âme…) Chose assez similaire dans la Bible, où selon l’interprétation la plus courante, la femme est issue d’une côte de l’homme (probablement suite à une erreur de traduction, mais cela importe peu.) Par la suite est arrivé Saint Paul, un fanatique misogyne qui ne rigolait pas sur la gaudriole, dont les valeurs sont très différentes de celles prônées dans les Evangiles mais qui devient malgré tout l’une des principales références de l’Eglise. Lui n’aurait certainement pas hésité à jeter la première pierre.

Mais tout cela c’est du passé, me direz-vous. Certes, il fut un temps il fut un temps où les relations amoureuses n’étaient envisageable qu’à l’intérieur du couple, mais aujourd’hui ce n’est plus le cas. En êtes vous certains ? Les princesses dans les films de Walt Disney (qui refusait qu’une femme travaille comme dessinatrice dans sa compagnie) dont on gave notre jeunesse rêvent-elles d’autre chose que de trouver leur prince charmant ? N’avez-vous pas entendu parler dans les médias des « célibattants » qui ont failli dans leur mission de se mettre en couple mais qui sont pénitents et dont la volonté de sortir de cette situation honteuse est méritoire, tout comme un chômeur qui multiplierait les entretiens d’embauche, ou un malade entamant sa troisième chimiothérapie tout en gardant le sourire ? Alors oui, les choses évoluent et l’émergence du polyamour en est un signe, tout comme l’apparition de récits portants des discours différents tels que le film « Rebelle » réalisé par Disney (même si la réalisatrice a été débarquée en cours de projet et que seule une pétition diffusée sur internet a empêché la production de modifier la morphologie de l’héroïne pour lui donner une taille de Barbie), mais elles évoluent lentement, très lentement… Pour s’en convaincre il suffit de lire « Le journal de Bridget Jones » qui sous son aspect prétendument libérateur présente la figure de la célibataire comme forcément dépressive et classe dans la catégorie « enfoiré affectif » aussi bien les menteurs que les hommes ne désirant tout simplement pas s’engager dans une relation exclusive. Jusqu’au « Valérian et la Cité des milles planètes » de Luc Besson, où durant toutes les péripéties de l’histoire, est soulignée l’évolution du personnage principal, qui d’adolescent immature et collectionneur, finit par comprendre qu’il ne doit aimer qu’une seule femme (celle-ci se faisant ainsi respecter, ce qui la consolera peut être d’avoir disparu du titre de la série).

A partir de là on peut se demander quel impact nos croyances dans ce domaine ont-elles sur notre quotidien ? Combien d’hommes et de femmes trompent-ils leur conjoint car ils n’envisagent pas de relation en dehors du couple mais se retrouvent en contradiction avec leur désir pour d’autres personnes ? Combien sont amoureux de deux individus à la fois et souffrent de devoir choisir ? Combien se désespèrent de voir cette relation échouer car ils sont arrivés « trop tard » dans la vie de l’autre ? La plupart des personnes considèrent que tout est de rencontrer « le bon » ou « la bonne » avec lequel ou laquelle ils pourront passer le reste de leur vie. Mais imaginons que ce partenaire ait eut un accident de voiture mortel ou soient partis vivre au Canada juste avant qu’elles ne le rencontrent, seraient elles pour autant condamnées à vivre dans la solitude ? Il est probable au contraire qu’elles auraient fait leur vie avec quelqu’un d’autre, peut être rencontré six mois plus tard. Maintenant imaginons que l’accident ou le départ n’ait pas eu lieu, elles se mettent en couple avec le premier partenaire potentiel et arrêtent de chercher, ou même s’interdisent comme c’est le plus souvent le cas, d’en trouver un autre. Qu’advient-il du second ? De celui qui aurait été sinon le père ou la mère de leurs enfants, l’homme ou la femme de leur vie ? Il y a là-dedans beaucoup d’arbitraire et lorsque l’on s’en aperçoit, surtout lorsque l’on est célibataire, il est tentant d’imaginer les différentes vies possibles avec les belles personnes qui gravitent autour de nous, comme dans le magnifique poème « Les passantes » d’Antoine Pol mis en musique par Georges Brassens. Si je m’essaie à ce petit jeu et repense à ces femmes qui me charment non seulement par leur beauté mais par l’expression indéfinissable de tout leur être il y a :
_la bibliothécaire rousse aux yeux gris-bleus dont la présence me foudroie à chaque fois et qui me fait venir emprunter des livres plus que de raison
_cette dessinatrice au très joli sourire croisée récemment dans un festival de science-fiction et qui a du retourner malheureusement à l’autre bout de la France
_la jeune fille de Budapest, malgré toutes ces années
_encore une rousse avec laquelle j’ai connu une histoire en pointillés et qui a eu l’étrange idée de se mettre en couple alors que j’étais au Mexique
_une jolie blonde croisée seulement quelques heures en faisant du bénévolat et avec laquelle je maintiens le contact à distance depuis plus d’un an
_quelques autres, parfois très récemment et selon les hasards de la vie
Est-ce qu’il y a un meilleur moyen de vivre ? Car la jalousie complique bien vite les choses… Mon humble avis est que cela dépend des personnes, des rencontres, des moments dans une vie… Tout comme Sartre (qui prônait l’union libre), je ne pense pas qu’il y ait de morale immanente et que donc chacun doit inventer/bricoler la sienne selon la situation. On peut être libertin à une période, puis en couple dans une relation exclusive avec une personne très jalouse, puis en polyamour une fois que chacun a rencontré quelqu’un d’autre, puis vivre dans l’abstinence que cela soit choisi ou non… Le plus important me semble l’honnêteté et le respect de l’autre comme de soi-même, qui permettent de décider ensemble, en adultes responsables, les engagements que chacun est prêt à prendre envers l’autre.

Afin de conclure, j’aimerais raconter une anecdote qui renforcera dans leur paranoïa concernant les livres d’enfants les membres de la Manif pour tous. Lorsque j’étais petit, je possédais un livre écrit par Claude Steiner et illustré par Pef qui s’appelait « Le conte chaud et doux des chaudoudoux » (traduction de François Paul-Cavallier). Il racontait l’histoire d’un monde où chaque enfant recevait à la naissance un sac rempli de « chaudoudoux », qui étaient de petites boules de poils au grand sourire que les gens s’offraient les uns les autres. Ce sac était inépuisable, mais un jour la sorcière Belzépha instaura la jalousie dans le cœur des gens car personne ne voulait acheter ses philtres ni ses potions (c’est un conte aussi anticapitaliste que libertaire) et ceux-ci demandèrent désormais à leur proches d’arrêter d’en donner de peur qu’il n’y en ait plus pour eux. Alors, comme il y avait de moins en moins de chaudoudoux et que tout le monde commençait à dépérir, la sorcière put vendre des « froid-piquants » qui empêchaient les gens de se ratatiner mais rendaient « plutôt froids et hargneux ». « Depuis le plan de Belzépha, ils restaient par deux et gardaient les chaudoudoux l’un pour l’autre. Quand ils se trompaient en offrant un chaudoudoux à une autre personne, ils se sentaient coupable, sachant que leur partenaire souffrirait du manque. » Sur ces entrefaites (j’aime beaucoup cette expression), arrive « une jeune femme gaie et épanouie aux formes généreuses » et qui donnait ses chaudoudoux sans compter. « Mais certains la désapprouvèrent parce qu’elle apprenait aux enfants à donner des chaudoudoux sans avoir peur d’en manquer. » La fin reste ouverte, mais si un jour j’ai des enfants, je n’hésiterai pas à leur lire cette histoire afin qu’ils n’aient pas peur à l’avenir de donner des chaudoudoux.

Vegan or not vegan, is that the question?

Il y a quelques jours, alors que je prenais des photos sur Piccadilly Circus dans le cœur de Londres, je suis tombé par hasard sur un happening organisé par des militants de la cause vegan et j’ai été abordé par un jeune homme. La conversation qui a suivi pourrait être résumée en Français de cette manière :
-Bonjour, est-ce que vous avez déjà entendu parler du mouvement vegan ?
-Oui, je connais, mais je n’en fais pas partie.
-Avez-vous un chien ?
-Oui, mes parents en ont un…
-Pensez-vous qu’il y a une différence entre manger un chien et un cochon ? Que l’un mérite plus de vivre que l’autre ?
-Non, pas vraiment…
-Dans ce cas, mangeriez-vous du chien ?
-Eh bien, oui, j’imagine…
Le moment de consternation provoqué par ma réponse chez mon interlocuteur ne m’a pas entièrement déplu et m’a rappelé une précédente discussion que j’avais eue avec un membre de l’église de scientologie aux arguments également prémâchés, mais il ne lui a fallu que quelques secondes pour se reprendre et continuer, y compris lorsque je lui ai dit pour qu’il me laisse en paix que je ne comprenais pas bien l’anglais. Et pourtant, en vérité, aujourd’hui encore je ne connais pas la réponse à sa question. Je me débats entre mes contradiction depuis que j’ai vu à Madère un cochon me regarder d’un œil presqu’humain et que lors d’une fête agricole au Mexique j’ai contemplé un bœuf avec compassion. J’ai conclu provisoirement de ne prendre aucune décision définitive et de m’en tenir à la maxime d’Eddard Stark dans le Trône de Fer, c’est-à-dire que celui qui prononce la sentence doit être capable de l’appliquer lui-même. Cela m’a conduit dans la plupart des situations à refuser la viande de porc dont pourtant je raffole, car je ne m’imagine pas trucider une bête aussi sensible et intelligente, mais bizarrement tuer un poulet pour me nourrir ne m’empêcherait pas de dormir. La position du flexitarien, c’est-à-dire réduire sa consommation de viande sans pour autant s’en passer, me fournit le confort idéologique d’être sur d’effectuer un progrès par rapport à ma situation précédente, sans pour autant verser dans les erreurs du radicalisme opposé.

Il est vrai que les arguments des vegans et des végétariens confondus sont pertinents sur de nombreux points, comme l’a souligné un rapport[1] de la fondation Terra Nova rendu le 23 novembre 2017 qui appelle à une diminution de la consommation de viande, avec par exemple la mise en place d’un repas végétarien par semaine dans les cantines scolaires. Tout d’abord, l’élevage représente 14,5% des émissions de gaz à effet de serres produits par l’activité humaine, qui contribuent aux changements climatiques dont nous commençons seulement à pâtir. En effet, l’élevage nécessite beaucoup plus d’énergie, de terres et d’eau pour produire la même quantité de nourriture qu’il n’en est nécessaire si nous mangeons directement ce que nous faisons pousser, selon des ratios qui différent selon les espèces. Ainsi la viande de bœuf est bien plus néfaste pour le climat que celle de volaille. L’impact sur l’environnement ne se limite pas là, si l’on prend en compte les effets dévastateurs sur la qualité de l’eau, à travers les nitrates par exemple qui favorisent le développement des algues vertes en Bretagne, ou bien la déforestation dont l’élevage est responsable à 63% en Amazonie[2]. Ensuite, dans les pays industrialisés, la consommation de viande est supérieure à ce qui serait idéal pour notre santé, ce qui provoque un risque accru de cancers, de maladies cardiovasculaire, d’hypertension, de diabète et d’obésité. Ainsi, un rapport[3] de 2015 du Centre international de Recherche sur le Cancer met en évidence le lien entre la consommation de viande rouge et de viande transformée avec certains types de cancers. On peut déjà constater les effets négatifs dans le domaine de la santé dus à un changement de régime de la population vers une alimentation plus carnée dans certains pays comme la Chine. Enfin et c’est peut être le plus important pour la majorité de ceux qui décident de devenir vegans ou végétariens, les conditions dans lesquelles sont actuellement effectuées l’élevage et l’abattage dans une grande majorité des cas créent une souffrance et un stress énormes pour les animaux comme l’ont montré plusieurs vidéos diffusées par L214, ainsi qu’évidemment leur mort.

En revanche, sont parfois avancés d’autres arguments qui pourraient prêter à sourire s’ils n’étaient souvent accompagnés d’une injonction morale. C’est le cas par exemple de celui pseudo-scientifique de la longueur des intestins ou autres caractéristiques physiques sensées nous ranger dans la catégorie des herbivores. D’ailleurs, le régime vegan est si peu naturel pour l’homme que celui-ci risque des carences nutritives s’il ne prend pas de vitamines B12. A ce sujet, ce sont justement les progrès scientifiques qui permettent à ceux qui le souhaitent de ne plus se nourrir de produits issus des animaux tout en restant en bonne santé et par là-même de s’éloigner de notre état naturel qu’il ne faut pas idéaliser. Un autre point mérite qu’on s’y attarde, c’est celui de la dissonance cognitive dont seraient victimes les bouffeurs de bifteck, autrement dit l’exemple du chien et du cochon avancé par le nouveau converti de Piccadilly Circus. Le chanteur végétarien Paul Mc Cartney l’a formulé d’une autre manière en affirmant que si les abattoirs avaient des murs en verre, plus personne ne mangerait de viande. On peut raisonnablement supposer en effet qu’avec la transformation des aliments, le matraquage publicitaire et la bambification de la nature dans notre imaginaire (oui, ce mot existe), beaucoup de personnes n’ont plus conscience d’où provient leur nourriture et auraient bien de la peine à assumer son mode de production. Cependant, à l’époque de nos grands-parents, la plupart des gens vivaient quotidiennement en présence des animaux, ce qui ne les empêchait pas de manger de la viande, même si en moindre quantité qu’aujourd’hui. Le plus probable par conséquent est que tout le monde n’a tout simplement pas la même sensibilité à ce sujet et que celle-ci ne s’est développée dans la société que très récemment, comme on peut le constater avec les progrès qui ont eu lieu depuis un siècle concernant le droit des animaux. Cela illustre les difficultés d’un choix moral, qui selon moi ne peut pas s’appuyer uniquement sur la raison. En outre, je n’ai pas épuisé ni résolu le fond du sujet, par exemple concernant les différences entres les positions vegan et végétarienne (les abeilles souffrent-elles vraiment de leur « exploitation » ?) Je laisse au lecteur le soin de se faire sa propre opinion, la mienne n’étant toujours pas fixée. Pour cela il lui suffit d’étudier les arguments valables et ne pas tenir compte des autres, en revanche il convient de conserver le grain et l’ivraie afin d’effectuer une critique de l’idéologie vegan en elle-même, ce que je m’apprête à faire.

Ma confrontation avec ce mouvement ne date pas de mon interpellation londonienne, puisqu’à ce moment-là je venais de passer quelques jours chez une amie vegan. L’un des points de départ peut être de l’écriture de cet essai fut la déception et l’agacement que j’ai ressenti lorsque qu’après m’avoir remercié elle m’a très gentiment expliqué ne pas pouvoir manger les chocolats que je lui avais apporté « parce qu’ils n’étaient pas vegans » (la lecture sur la boite m’informa de la présence de lait dans la composition). Cela m’avait remis en mémoire une interview visionnée récemment de Pierre Rabhi où celui-ci considérait que certaines personnes appliquaient avec trop de rigueur ces interdits alimentaires et en perdaient le plaisir de manger. Quoi de mal à cela ? S’il faut respecter les croyances puisque personne n’en est totalement dépourvues, je n’ai pas pu m’empêcher de constater en mon for intérieur les contradictions entre le respect d’un rituel et les causes raisonnées qui sont sensées en être à l’origine. En effet ces chocolats avaient déjà été achetés dans le but spécifique de lui être offerts à cette occasion, puisqu’on ne s’était pas vus depuis deux ans, les manger ne risquait donc pas d’augmenter la production et par là-même la souffrance animale. Au contraire, ne pas le faire constituait une contrainte aussi bien personnelle puisqu’elle aime le chocolat, qu’un risque diplomatique envers un ami que certains attribueront peut être à raison à la pression sociale. J’ai donc eu l’impression que sa décision provenait de la peur d’enfreindre une règle trop longtemps respectée. La situation est selon moi différente en ce qui concerne les personnes qui ne peuvent pas manger un animal car cela les dégoute, en effet elles sont dans ce cas tout à fait cohérentes. Une personne vegan ou végétarienne qui ne veut pas acheter de viande l’est également, puisque qu’elle contribuerait dans le cas contraire à la souffrance animale. Mais peut être que ma tentative d’analyse est trop rationnelle pour s’appliquer à des comportements humains ou biaisée par mon implication personnelle.

D’autres moments lors de ce séjour ont nourri ma réflexion. L’un de ceux-ci fut une discussion que j’ai eue avec cette amie, lorsqu’elle m’indiqua que les biscuits que je venais d’acheter sur le quai de la gare étaient « vegans ». Un peu surpris qu’elle utilisa cette dénomination pour un genre de produit qui ne contient pas nécessairement des ingrédients d’origine animale, je lui demandais si à son avis une pomme était « vegan ». Elle me répondit que selon sa définition c’était le cas, même si elle contenait des bactéries et éventuellement des insectes. Pourtant, repris-je, les pommes existaient avant même que le mot de vegan ne soit inventé, sur quoi elle m’indiqua que cela n’empêchait pas de l’utiliser, sous-entendu comme adjectif et marqua un point. Cependant, cela ne m’ôta pas de l’esprit que l’emploi de ce vocabulaire dans un contexte aussi large traduit une tournure d’esprit liée à la pureté qu’on retrouve dans la plupart des religions, comme les concepts de « casher » et de « halal ». Intuition confortée par d’autres similarités[4] avec les mouvements religieux comme le sentiment d’appartenance identitaire. Par ailleurs, en regardant la constitution alimentaire sur le paquet de biscuit, je me suis aperçu qu’en effet il ne contenait pas de lait mais de l’huile de palme, comme je l’appris plus tard, c’est souvent le cas pour les steaks vegans. Pour ceux qui l’ignorent, l’exploitation de l’huile de palme est une catastrophe[5] à la fois environnementale et sociale, puisqu’elle est l’un des principaux facteurs de la déforestation en Indonésie et en Malaisie et donc remet en cause la survie d’espèces telles que l’orang-outang. En outre, elle est également néfaste pour le climat, puisque si on prend en compte toute la chaîne de production, son utilisation comme biocarburant est pire encore que celle des combustibles fossiles. C’est la raison pour laquelle des associations comme Oxfam et Les Amis de la Terre ont fait de son interdiction l’un de leur principal cheval de bataille. Sur le moment je n’ai pas osé partager mes pensées, ayant en tête le sentiment de persécution relatif ressenti par de nombreux végétariens et l’absence de commentaires de ma part envers la plupart de mes amis qui se contentent de polluer de la même manière que la majorité des gens ou moi-même, mais cette découverte fut le point de départ d’une réflexion d’ordre plus générale que je me propose de partager maintenant.

Les vegans et végétariens confondus ont compris quelque chose de fondamental, c’est-à-dire que nous sommes responsables de nos actes au quotidien. Cela peut être illustré par la légende du colibri qui, alors que tout les animaux fuient devant l’incendie ravageant la forêt, transporte de minuscules gouttes d’eau pour l’éteindre et qui lorsqu’on lui rappelle que cela ne suffira pas répond « Je sais, mais je fais ma part. » Il n’y a pas de responsabilité collective autre que la somme des responsabilités individuelles. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas d’action collective comme certains pourraient le croire, au contraire celle-ci est plus urgente et nécessaire que jamais, mais que nous avons tous notre responsabilité individuelle aussi bien dans l’action collective que dans nos choix personnels. Ne pas aggraver la situation du monde ne suffit pas, car ce que nous ne faisons pas est aussi important que ce que nous faisons. Je retranscris ici tels quels les mots du philosophe anglais John Stuart Mill afin de ne pas les dénaturer : “Let no one pacify his conscience by the delusion that he can do no harm if he takes no part and forms no opinion. Bad men need nothing more to compass their ends, than that good men should look on and do nothing.” Certains ont décidé de ne plus manger de viande car c’est le sujet qui les touche le plus et leur prise de conscience comme leur effort pour rester cohérent par rapport à celle-ci est tout à leur honneur, cependant nous ne devons pas nous laisser enfermer dans une doctrine particulière mais au contraire prendre en compte l’ensemble des problèmes et des solutions. Comme le dit encore une fois Pierre Rabhi, on peut tout à fait manger bio et exploiter son prochain. Refuser de consommer de la viande mais acheter des produits contenants de l’huile de palme ou issus de l’agriculture intensive utilisatrice de pesticides révèle une vision partielle des conséquences de nos modes de vie. En outre, cela ne concerne pas seulement l’alimentation mais tous les biens de consommation. Par exemple la fabrication des smartphones nécessite l’extraction de ce qu’on appelle « les minerais du sang » dans des conditions épouvantables pour les travailleurs, ce qui alimente également des conflits en Afrique par l’enrichissement de milices armées[6]. De plus, nous ne sommes pas que des consommateurs et beaucoup de personnes croient à tort abandonner leur responsabilité politique en votant lors des élections, alors que le bon fonctionnement de la démocratie nécessite aussi que chaque citoyen s’interroge sur le bien-fondé de participer ou non à tel parti, syndicat, association, mouvement, coopérative, manifestation, action de désobéissance civile… Qu’il est commode de blâmer ceux qui sont prétendument au pouvoir et de feindre d’oublier que nul ne peut nous ôter la responsabilité de notre (in)action ! Dans son texte sur la désobéissance civile Henry David Thoreau déplore déjà cette attitude chez ses contemporains : « Il y a des milliers de gens qui par principe s’opposent à l’esclavage et à la guerre mais qui en pratique ne font rien pour y mettre un terme […] On tergiverse, on déplore et quelque fois on pétitionne, mais on n’entreprend rien de sérieux ni d’effectif. On attend, avec bienveillance, que d’autres remédient au mal, afin de n’avoir plus à le déplorer. »

Les sujets sont nombreux : changements climatiques, destruction des écosystèmes, violations des droits de l’homme, actes de guerres, atteintes à la démocratie, exploitation des plus pauvres, crises humanitaires… Personne, aucune autorité ne peut nous dire lequel est le plus urgent ou le plus important. Il n’y a pas de recette universelle et c’est pourquoi il faut se défier de toute certitude ou sentiment de supériorité moral qui mène droit à l’intolérance et au dogmatisme. Face à ce constat il est tentant de se décourager et c’est sans doute pourquoi la plupart d’entre nous préfèrent rester dans le déni. C’est pourtant la réalité et nous devons avoir non seulement de la lucidité mais aussi un peu de courage afin d’y faire face. La bonne nouvelle c’est qu’en étant pleinement conscient de nos actes et en remédiant à notre échelle à certains comportements que nous avons laissé s’installer dans notre vie quotidienne, nous serons plus cohérents avec nous-mêmes et par conséquent plus heureux, y compris lorsque nous y perdons un peu de confort. L’écologie par exemple n’est pas un sacrifice ni une punition pour nos fautes, c’est un idéal atteignable afin de mieux vivre ensemble, dans un monde où notre santé et notre bien-être ne seront pas dégradés par la course au profit. L’aliénation dans la pensée marxiste évoquait le problème de l’organisation du travail et c’est un point capital, mais ce n’est pas une fatalité. De la même manière nous pouvons résoudre un autre type d’aliénation dans notre société matérialiste en reconnectant l’être humain avec le monde du vivant dont il fait partie. La science nous informe déjà que l’altruisme a tendance à apporter du bien-être à ceux qui le pratiquent, alors qu’attendons-nous ?

[1] http://www.lemonde.fr/planete/article/2017/11/23/pour-terra-nova-le-regne-de-la-viande-est-revolu_5218949_3244.html

[2] https://www.greenpeace.fr/elevage/

[3] https://www.iarc.fr/fr/media-centre/pr/2015/pdfs/pr240_F.pdf

[4] https://www.orbis.info/2016/01/veganisme/

[5] http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/dossier_de_presse_palme_web.pdf

[6] https://www.youtube.com/watch?v=w2PZQ-XprQU

Du jugement

« On ne dit pas c’est de la merde, mais je n’aime pas. » Combien de fois n’a-t-on pas entendu cette phrase, suite à l’avis négatif d’un critique téméraire sur une œuvre d’art quelle qu’elle soit ? Le débat qui s’ensuit parfois est généralement confus et ne convainc aucune des deux parties. C’est pourquoi pour développer mes idées je vais profiter de l’impossibilité du lecteur de contredire l’auteur et de l’interrompre autrement qu’en arrêtant de le lire.

L’argument principal apporté à cette opposition est qu’affirmer un jugement absolu, c’est-à-dire sur la nature même de l’œuvre jugée et non pas sur sa perception, impliquerait de vouloir imposer son opinion aux autres. En vérité comme nous allons le voir, ce n’est pas seulement l’aspect « absolu » qui provoque cette réaction, mais également celui « négatif », car personne n’a jamais prononcé avec un regard outré « On ne dit pas c’est génial, mais j’aime », y compris en cas de désaccord. Nous savons par ailleurs, suite aux progrès de la psychologie, que les individus ont tendance à adopter de manière consciente ou non, l’opinion majoritaire au sein d’un groupe afin d’éviter les conflits. On peut donc faire raisonnablement l’hypothèse que critiquer de manière absolue et négative une œuvre d’art n’est pas admis socialement pour les mêmes raisons, c’est-à-dire en vertu d’un instinct ancestral qui nous pousse à éviter les situations de conflit dans un groupe afin d’augmenter ses chances de survie. On peut d’ailleurs remarquer avec ironie que si le critique refuse l’injonction de rentrer dans le rang, c’est exactement l’inverse qui se produit.

Heureusement, en réalité exprimer un jugement absolu ne force de fait en aucun cas les autres à l’adopter, à moins de considérer que tout le monde doive être du même avis (ce qui n’est pas mon cas, mais on peut toujours en discuter…) Dans un tout autre domaine, un croyant dans une religion considérerait par définition que celui qui est athée se trompe et inversement. Pourtant, l’un et l’autre ne vont pas forcément vouloir convertir à tout prix celui qui pense différemment, ce qui est le propre du fanatisme. En effet, la tolérance ce n’est pas que tout le monde pense la même chose, cela n’implique pas non plus que tout le monde ait raison car tout serait relatif (même si c’est la question qui nous occupe en ce qui concerne l’art), mais c’est accepter tout simplement les différences et les désaccords.

Un autre argument, plus conséquent que le premier, pourrait concerner la subjectivité de l’art. Comment accepter un jugement absolu sur quelque chose qui s’apprécie de manière subjective ? En effet, quelle que soit la manière dont on la définit, l’œuvre d’art a besoin d’un être humain pour remplir sa fonction. Un rocher sculpté par les éléments de la nature n’est pas une œuvre d’art, quelles que soient ses qualités plastiques ou de ressemblance. Il ne l’est pas du moins, jusqu’à ce qu’un voyageur ne le découvre et ne soit ému ou étonné par cette vision, car comme beaucoup l’ont déjà écrit, la beauté est dans l’œil du spectateur. Cependant, s’il transforme ce rocher en œuvre d’art, le spectateur en devient par la même occasion le créateur et celle-ci se place par conséquent de facto dans un contexte psychologique et social. Il est souvent raconté et je suppose que cela recouvre une certaine réalité, qu’avant que Rousseau n’écrive sur les montagnes, celles-ci étaient pour la plupart des gens un objet de crainte bien plus que d’émerveillement. C’est à la fois son amour de la nature sauvage et son goût pour l’introspection qui a permis entre autre l’éclosion du romantisme, depuis lequel la beauté des sommets enneigés est une évidence.

A cela je vais ajouter une proposition qui complète sans contredire les réflexions précédentes. En effet, si notre premier mouvement est le plus souvent de juger une création artistique de manière subjective, c’est-à-dire par notre ressenti personnel, il est tout à fait possible de le faire autrement. Une œuvre d’art, que ce soit un livre, un film, une peinture ou une sculpture, est produite dans un contexte, historique, culturel, sociologique… sans lequel elle ne peut parfois pas être comprise. Par exemple, l’urinoir de Marcel Duchamp intitulé « Fontaine » et proposé pour une exposition artistique, pouvait être considéré comme révolutionnaire à l’époque, car c’était la première fois que l’on remettait en cause de cette manière et de façon aussi radicale la définition de « l’œuvre d’art » comme un objet unique et esthétique, en soulignant l’importance de sa présentation. Ce faisant, il disait des choses sur la société industrielle de son temps et ouvrait les portes de l’art conceptuel. En revanche, les vaines imitations de sa démarche par de nombreux artistes pendant des décennies jusqu’à aujourd’hui n’apportent strictement rien de nouveau. Cela veut dire que le sens d’une œuvre d’art n’est pas compris de la même manière selon les codes du mouvement artistique et du médium auquel elle appartient, ainsi qu’à ceux que possède le spectateur. Il est impossible d’apprécier pleinement « Madame Bovary » de Gustave Flaubert, sans percevoir l’ironie subtile qui traverse tout le roman et en est l’une des principales qualités. Pour cela, il faut avoir déjà saisi que l’auteur tourne en dérision les romans à l’eau de rose ou romantiques qui plaisent naïvement à son personnage principal, tout comme à la majorité des lecteurs réels car ils leur procurent des émotions fortes. Tout ne dépend pas forcément « des goûts et des couleurs » et il est tout à fait justifié de proposer des arguments objectifs à la critique d’une œuvre d’art, encore faut-il pour cela avoir le même langage culturel. Il n’est pas étonnant que quelque soit le médium, les profanes et les spécialistes aient souvent des avis différents.

Cela dit, se pose la question primordiale des critères, puisqu’ils ne sont généralement pas clairement définis et peuvent donc changer dans le temps ou d’une personne à une autre. Une photographie de reportage par exemple est le plus souvent jugée sur le cadrage, le point de vue, la distance, la lumière, l’instant (« décisif » ou non) et l’information apportée ; tandis qu’une photographie plasticienne est appréciée plus pour la réflexion qu’elle peut produire sur le médium, la représentation ou l’art (je schématise). Raison pour laquelle beaucoup de photographes refusent d’être considérés comme des « artistes », car les plasticiens utilisent la photographie d’une autre manière qu’ils le font. Ces catégories elles-mêmes sont forcément tout aussi arbitraires que les critères, une même image pouvant faire partie de l’un ou de l’autre selon le contexte de sa diffusion : journal, exposition, publicité… Ainsi nous voyons de plus en plus de photoreporters exposer dans les musées, car il n’y a plus de place pour eux dans les journaux, tandis que la société les considère maintenant comme des créateurs à part entière. Comme nous l’avons dit, le regard porté sur les arts change également d’une époque à une autre. Ainsi, la période que nous appelons la « Renaissance » se définit en grande partie par la redécouverte des créations de l’Antiquité et la remise au goût du jour de ses standards. L’artiste Raphaël qui vécut à cette époque fut d’ailleurs considéré par beaucoup comme le plus grand peintre de tout les temps, jusqu’au 19ème siècle où la recherche de l’harmonie et de la beauté idéale devient de moins en moins le parangon de l’art. Son aura décline alors par rapport à celle toujours vivace de ses contemporains Léonard de Vinci et Michel-Ange.

Contrairement à l’opinion communément admise, l’affirmation d’une critique absolue sur une œuvre d’art n’implique pas forcément la volonté d’imposer son avis aux autres. Dans notre société nous effectuons sans cesse ce type de jugement, qui se fait de deux manières. La première est subjective, à partir du ressenti éprouvé au contact de l’œuvre, puisque c’est le plus souvent la fonction première de celle-ci. La seconde se veut objective, à partir de critères forcément discutables (ce qui ne veut pas dire illégitimes), puisqu’ils dépendent du contexte historique et artistique dans lesquels se situent l’œuvre et son lecteur. Le plus souvent, un même mouvement réunit les deux, car nous ne pouvons séparer chez l’être humain une part de nature et une autre de culture, les deux étant intrinsèquement liés. Dans tout les cas chacun peut décider de croire ou non dans une vérité absolue, puisqu’en admettant qu’elle existe, aucun élément indiscutable ne nous permettra d’affirmer ce qu’elle est de façon définitive.

De l’erreur

Lorsque j’ai commencé les cours d’Histoire de l’art et d’archéologie, je me suis aperçu que presque tout ce que nous croyions savoir sur le sujet était faux. Par exemple, le palais de Minos en Crète, dont j’avais dévoré des yeux les photographies dans le magazine Arkéo Junior, est en grande partie une reconstitution du 19ème siècle faite par un archéologue un peu trop zélé. Je parle là d’étudiants passionnés d’Histoire, pas de ceux qui croient encore des fadaises, comme le fait que Charlemagne aurait inventé l’école (la connaissance a plusieurs couches, comme l’oignon, mais aucune ne doit être la stricte vérité). Ce qui donne le vertige, c’est que chaque étudiant doit pouvoir se dire la même chose dans son domaine : psychologie, sociologie, anthropologie, physique, chimie, philosophie… Ses premiers enseignements seront probablement d’enlever la couche superficielle de croyances qui constitue la culture générale. Ainsi, comme dans l’Allégorie de la caverne, le meilleur à Trivial Pursuit est sans doute celui qui voit le mieux les ombres sur la paroi. Constat assez bien résumé par la fameuse phrase qu’aurait prononcé Socrate : « Je sais que je ne sais rien ». A une époque pas si éloignée, Siddhārtha Gautama (dit « le bouddha ») nous mettait en garde contre nos erreurs induites par nos perceptions, c’est-à-dire nos sens et nos constructions mentales.

« Le problème avec ce monde est que les personnes intelligentes sont pleines de doutes tandis que les personnes stupides son pleines de confiance » comme l’aurait écrit Bukowski… à moins que ce ne soit « L’ennui dans ce monde, c’est que les idiots sont sûrs d’eux et les gens sensés pleins de doutes » de Bertrand Russel ? Je ne trancherai pas ce débat car il sert mon propos et permet de nous faire prendre conscience que la majorité des citations célèbres sont soit apocryphes, soit transformées, soit mal comprises. Cet état d’ignorance et d’erreur dans lequel nous baignons constamment est probablement la raison pour laquelle en général plus une personne est sure de ses convictions, plus elle a de chances de se tromper. En effet, nous faisons appel de façon beaucoup plus récurrente que nous le pensons à nos émotions pour forger nos opinions, car nous avons tendance à rationaliser celles-ci a posteriori. Ce qui revient à dire que nous trouvons des arguments, afin de nous persuader nous même de ce que nous voulons croire. Pour cela nous élaborons des raisonnements, parfois extrêmement élaborés, parfois même justes, pour ne pas nous remettre en question. Les véritables ressorts de la décision se trouvent souvent dans les tréfonds de l’inconscient.

La difficulté est que bien souvent ceux qui défendent une idéologie portée par des croyances prétendent employer le langage de la raison. C’est le cas par exemple des promoteurs de l’économie libérale, qui avec le mot d’ordre « There is no alternative » (TINA) employé sous cette forme par Margaret Thatcher et sous de nombreuses variantes par la quasi totalité des gouvernements en place, masquent des opinions politiques sous la forme d’une nécessité mathématique. « Nous vivons au dessus de nos moyens, donc nous devons baisser les dépenses de l’état et laisser un maximum de libertés aux entreprises » n’est pas un programme qui serait accepté aussi facilement par les populations si elles étaient conscientes qu’il y a d’autres alternatives, comme (par exemple) augmenter les impôts sur les très grandes sociétés et les revenus de la finance. Paradoxalement selon le psychanalyste Roland Gori (dans La dignité de penser), c’est la perte de l’influence de la religion par rapport à la science, suivie d’un point de vue anthropologique par celle de la valeur du langage par rapport à celle de l’information, qui a abouti à l’impossibilité de la remise en cause d’une doctrine qui se cache derrière des chiffres, même si ceux-ci sont ne sont pas employés à-propos. Cependant la science comme l’information n’est qu’un outil pour comprendre le monde et ne peut à elle-seule permettre de lui trouver un sens. L’homme est condamné à être libre comme l’a écrit Jean-Paul Sartre, quel que soit le masque qu’il décide de porter pour se cacher cette réalité.

A l’école on nous a enseigné en cours de français la différence entre persuader et convaincre (ce dont certains d’entre nous se souviennent, peut-être) afin de faire de nous de bons citoyens. En littérature, l’exemple même de la démagogie est le discours de Marc-Antoine dans le Césars de Shakespear, mais on pourrait en citer d’autres. Dans le langage courant, la séparation entre l’émotion et la raison est un lieu commun. Pourtant, nous continuons de nous faire avoir avec des ficelles plus grosses que des cordages de navires, qui plus est, parfois tressées par nous-mêmes. Bien souvent dans un débat, ce sont « la cause » ou les valeurs mises en jeu qui prennent le pas sur la validité d’un raisonnement, alors que le second est sensé servir les premiers. Ceci est particulièrement vrai lorsque cela touche des domaines chargés émotionnellement, comme la religion ou la sexualité. Par exemple dans les cas d’accusation de pédophilie, il n’est pas rare de voir des gens demander la mise à mort du suspect, oubliant qu’il peut être innocent. Comme si l’absence de procès permettait de condamner plus lourdement un crime insupportable. Ainsi certains actes et discours violents ne sont pas effectués par des « déviants », mais par des hommes ordinaires trop surs de leur bon droit et qui laissent exprimer la part d’intolérance présente probablement chez tout être humain. Cette agressivité peut naître de la peur qu’engendre la remise en cause d’un système de valeurs bien établi et donc de l’incertitude, de l’inconnu… ou de l’étranger. On peut se demander s’il ne s’agit pas là du mécanisme psychologique fondamental dont l’extrême-droite sous toutes ses formes est l’expression politique. Cependant la prédominance des valeurs symboliquement mises en jeu dans une prise de position peut concerner tout autant les individus pacifiques ou animés de bonnes intentions (altruisme, tolérance, désir de justice…)

Longtemps je me suis demandé comment des gens intelligents qui s’étaient battus pour la liberté, tels que les poètes Paul Eluard et Louis Aragon, avaient pu soutenir le régime soviétique, le plus meurtrier de l’Histoire, ou refuser de le condamner, comme Jean-Paul Sartre. Pourtant d’autres intellectuels de gauche à l’époque, comme George Orwell avec l’écriture d’ « Hommage à la Catalogne » et surtout de « La ferme des animaux », avaient eu assez d’esprit critique pour dénoncer clairement l’URSS. Probablement que face à l’horreur du capitalisme qui affamait les peuples et du fascisme qui les massacrait, ceux qu’on a appelé parfois les « idiots utiles » avaient rejoint la cause qui prétendait les combattre, alors qu’ils n’auraient pu accepter la réalité. Comme si dans un monde où la seule alternative leur semblait être communiste, tout ce qui était regroupé sous cette dénomination était préférable au camp adverse. Aujourd’hui de manière assez similaire, un homme politique comme Jean-Luc Mélenchon, habituellement capable de raisonnements rigoureux et d’esprit critique, semble perdre ces capacités à propos des dictateurs passés (Robespierre) et présents (Fidel Castro, Hugo Chavez…) du moment que leurs crimes sont commis au nom du peuple. Pourquoi ? Parce que cela touche à l’affect et qu’une autre position l’obligerait à remettre en cause la mythologie révolutionnaire sur laquelle sont basées ses convictions. Mais ce mode de fonctionnement, dans ce cas visible, est très courant chez l’être humain.

Il est encore surprenant de voir un certain nombre de personnes qui se disent sincèrement de gauche donner le blanc-seing sans s’en apercevoir aux fondamentalistes musulmans dont les valeurs sont à l’opposé des leurs, ou bien frappent d’excommunication démocratique ceux qui prétendent les combattre. Il est vrai que les années précédentes, la droite sous l’initiative de Nicolas Sarkozy et de son conseiller Patrick Buisson en apprentis sorciers ont mené une bataille idéologique qui rappelle curieusement une blague politique. C’est l’histoire d’un patron, d’un travailleur et d’un étranger qui sont assis sur une table sur laquelle se trouvent dix gâteaux. Le patron en prend neuf et dit au travailleur : « Attention, l’étranger va te voler ta part ! » Ainsi la stratégie de l’UMP a constitué à montrer du doigt certaines minorités (la « racaille », les Roms, les immigrés…) pour détourner l’attention des véritables questions socio-économiques, c’est-à-dire notamment du fait qu’ils étaient en train de gaver de pognon ceux qui étaient déjà les plus riches.

Comme nous le savons tous, les 7, 8 et 9 janvier 2015, quelques fanatiques musulmans ont effectué un massacre parmi la rédaction d’un journal satyrique, les forces de l’ordre et les clients d’un magasin juif. Les victimes, par l’aveuglement des terroristes et par la composition même de la société française furent de différentes croyances, ou absence de croyance. Quelques jours plus tard, le 11 janvier, des millions de Français ont défilé dans la rue pour condamner ces meurtres et défendre les valeurs républicaines, parmi lesquelles le fait qu’on ne tue pas son voisin quand on n’est pas d’accord avec lui. Bien que (et peut être même parce que) l’adhésion à ce mouvement fut majoritaire, voir quasi-unanime en ce qui concerne les médias et les politiques, des voix s’élevèrent pour s’y opposer et allèrent parfois jusqu’à accuser les manifestants d’islamophobie. Parmi ces voix, plusieurs vinrent de personnes qui se considèrent culturellement comme de gauche, ce qui a priori serait plutôt étonnant étant donné la longue tradition anticléricale d’une partie de la gauche française et dont le journal Charlie Hebdo n’est que le dernier maillon.

Parmi ces murmures d’anonymes s’est ajouté la voix forte du sociologue Emmanuel Todd, avec la publication de son livre-pamphlet « Qui est Charlie ? », où il qualifie les manifestants du 11 janvier de représentants de la France vichyste, réactionnaire et pétainiste car ils étaient dit-il, plus nombreux dans les régions que l’auteur qualifie de « catholiques zombies ». Conclusions rapidement démenties par d’autres sociologues tels que Nonna Mayer et Vincent Tiberj. Sans entrer dans un débat d’experts, on peut penser qu’au moins une des raisons de cette réaction est la guerre idéologique menée depuis des années par la droite et contre laquelle des personnes éprises de justice ont la volonté de défendre les « opprimés », c’est-à-dire dans le cas présent les musulmans. En reprenant la même grille de lecture concernant le fanatisme de quelques uns, ces gens aux valeurs de gauche ont prouvé qu’ils avaient parfaitement assimilé sans s’en apercevoir et à force d’opposition, le schéma très anglo-saxon de la société répandu par la droite, selon lequel tout individu fait partie avant tout d’une communauté religieuse ou culturelle, à l’intérieur même du pacte républicain. C’est avec cette vision que Nicolas Sarkozy avait institué la création du Conseil Français du Culte Musulman et voulu la promotion d’un « Islam de France » contre un « Islam en France ». Au contraire, la République Française « une et indivisible » a été bâtie au moins en théorie, sur les valeurs d’égalité des droits, de laïcité et la volonté politique de mixité sociale.

Dans les deux cas, concernant la qualification des manifestants comme celle des musulmans, l’erreur consiste à vouloir faire entrer les individus dans des cases comme au pays des Schtroumpfs. Peu importe que les musulmans en France ne possèdent pas tous les mêmes croyances, rituels, origines, opinions, où même ne se définissent pas tous comme faisant partie de cette catégorie. Pas forcément plus en tout cas qu’ils peuvent se considérer comme Français, de culture marocaine, fans de tel style de musique ou supporters de telle équipe de football. Suite aux polémiques, l’association SOS Racisme a publié un communiqué de son président Dominique Sopo en soutien à la rédaction de Charlie Hebdo, dans lequel il précise que le « bon musulman » est la version moderne du « bon nègre ». En effet revendiquer des applications spécifiques de la loi et des comportements personnels face à l’Islam, revient à dire que « les musulmans », cette qualification pratique, ne seraient pas capables de tolérance et de second degré, contrairement aux chrétiens, aux juifs, aux athées… Chose bien comprise par certains fondamentalistes, qui sont prêts à supporter un peu de condescendance de la part des nouveaux « idiots utiles », pour peu que leurs positions avancent. Ils savent en effet que la confusion entre les engagements politiques par rapport à l’Islam, la foi de chacun et la culture, ne peut exister qu’auprès de naïves bonnes volontés occidentales. Car ils sont combattus par la gauche, les féministes, une bonne partie des républicains et de manière générale tous ceux qui refusent que la religion ait le pouvoir dans la société, en Iran, en Egypte et au Maghreb par exemple. Des pays où quiconque voudrait qualifier d’islamophobes les adversaires de l’Islam politique se couvrirait de ridicule.