L’épée de brume

C’était l’aube. Il s’en apercevait car l’épaisse brume autour de lui pâlissait légèrement. La muraille de bambous qu’il traversait était de moins en moins monochrome. Il était attentif à chacun de ses gestes, mais il avait effectué ce chemin tant de fois qu’il aurait pu marcher les yeux fermés. Sur sa gauche il y avait le ruisseau qui gazouillait doucement, sur sa droite vers l’avant ce rocher sur lequel il s’était déjà assis longuement pour contempler la forêt. Il n’en avait plus pour longtemps avant d’arriver à sa destination. Quelques centaines de pas plus loin l’ombre du couvert végétal céda la place à un vaste espace dégagé, dont l’extrémité opposée donnait sur le vide. Si quelqu’un s’en était approché, il aurait pu observer le flanc de la montagne décliner dans un chaos de branches et de rochers, jusqu’à ce que sa vision soit obstruée. Il s’avança avec une démarche mesurée vers le centre et s’immobilisa. Un regard extérieur qui l’aurait observé attentivement aurait remarqué sa poitrine se soulever lentement sous l’effet de sa respiration, mais en dehors de cela son attitude était aussi parfaitement calme que celle du héron qui guette sa proie. Il s’appliqua à clarifier son esprit et à le purifier des pensées dont il n’avait pas besoin pour l’instant. Une seule à la fois, afin de lui permettre de naitre, d’effectuer la totalité de sa course comme une flèche qui aurait traversé le ciel, puis de retourner dans le néant. Il était attentif successivement à ce qu’il ressentait dans son corps, mais aussi à la rosée du matin et au léger mouvement des feuilles au dessus de lui. Quand il se sentit prêt, il détacha le fourreau qu’il portait jusque-là à la hanche, le souleva à hauteur de ses yeux et en retira l’épée avec une très grande précaution. Une fois que cela fut fait, il posa délicatement sur le sol l’objet qu’il tenait de la main gauche, puis avec une conscience aiguisée du poids de l’arme dans celle de droite, se positionna en garde.

Son premier mouvement, ni rapide ni lent, fut aussi fluide que celui de la carpe dans la rivière et sa lame projeta le même reflet que celui du jour au passage sur ses écailles. Le second en découla naturellement, un coup en diagonale, puis il enchaîna par un tour sur lui-même qui l’amena à porter une attaque latérale. Ses actions se succédèrent de plus en plus rapidement : parade, riposte, feinte… Il tourbillonnait et semblait combattre un ennemi invisible, sans qu’aucun des adversaires ne puisse prendre le dessus. Le spectacle rappelait par sa grâce certaines parades amoureuses de grands oiseaux dont l’extravagance gestuelle devait indiquer la forme physique exceptionnelle, mais il mettait dans chacune de ses improvisations une telle force et une telle intention que cela ne laissait aucun doute sur la volonté de tuer qu’il y avait derrière. Nombre de ces positions étaient inspirées par l’écoute de l’univers, mais la violence de celui-ci devait être insufflée à un point et à un instant précis. La chute d’un rocher ou le craquement d’une branche pouvaient être un danger mortel, tout comme le métal forgé et l’homme le mieux entraîné. Enfin il s’arrêta quand il sentit que c’était le moment, la respiration plus rapide mais sans exagération et la sueur qui perlait à son front. Il fut surpris de sentir la fraîcheur l’embrasser à travers son vêtement. Une douce fatigue se répandait dans ses muscles alors qu’il leur permettait de prendre du repos. La lumière avait changé, elle était plus vive et plus chaude. Au loin, les derniers restes de brume s’effilochaient entre les cimes des montagnes dont il n’avait pu apercevoir au mieux que la silhouette auparavant. Attentif à tout cela, il fit face au soleil, puis ferma les yeux afin de profiter pleinement de ses rayons.

Quelques jours plus tard il était assis au Pavillon des soupirs, face à une jeune femme dont les manières et la simplicité élégante de sa mise indiquaient qu’elle avait reçu une éducation raffinée. Il la regardait attentivement, tandis qu’elle préparait le thé, avec la concentration et le relâchement que révélaient chacun de ses gestes. Puis, ils burent dans un silence quasi parfait, troublé seulement par le frémissement du vent dans les branches d’un saule situé non loin. Le temps était agréable et l’aménagement du jardin invitait à l’apaisement. Enfin leurs regards se croisèrent et d’un commun accord ils mirent fin à cette attente. Comme il ne montrait pas la volonté de prendre la parole, ce fut elle qui s’adressa à lui :
« Vous avez accepté mon invitation sans rien savoir de moi et je vous en remercie. J’imagine que vous brûlez d’en apprendre plus sur son objet.
— En effet, je ne voulais pas troubler ce moment par mon impatience, mais il est vrai que vous avez suscité ma curiosité. »
Elle eut un sourire spontané et se tourna avec la même délicatesse qu’auparavant pour saisir un rouleau de papier qu’elle lui remit sans cérémonie. Perplexe, il le déroula sur ses genoux puis demeura saisi d’étonnement. Un seul caractère était largement calligraphié qui indiquait le mot « épée ». De surprise il ne put s’empêcher de laisser échapper plus fort qu’il ne l’aurait voulu :
« Vous connaissez le maniement des armes ! »
Cette fois un rire délicat s’épanouit sur les lèvres de son hôte.
« Non, je ne suis pas l’une de ces femmes guerrières que l’on croise dans les légendes. Finalement vous êtes plus romantique que vous ne le laissez paraître. »
Il y avait dans cette dernière phrase une légère moquerie, mais aussi une douceur qu’il n’avait plus goûtée depuis trop longtemps. Il observa de nouveau son visage et s’aperçut avec étonnement qu’il ne l’avait pas fait correctement auparavant. La pâleur de sa peau contrastait avec le noir soyeux de ses cheveux, comme le papier le plus blanc qui aurait reçu la trace de l’encre la plus intense. Son détachement du monde lui avait fait manquer la beauté de la courbe en amande de ses yeux et l’expression vivante qu’il y avait en eux. Un long frisson le parcourut sans qu’il ne sut pourquoi. Soudain, il comprit que son regard devenait insistant.
« Pardonnez ma méprise, lorsque j’ai vu la force et la vigueur de ce trait cette idée s’est imposée en moi. Votre maîtrise de vous-même et votre compréhension de la préparation du thé m’ont fait penser que vous en étiez l’artiste.
— Votre erreur est naturelle et c’est bien moi qui ai manié le pinceau, mais d’une certaine manière vous en avez guidé le tracé. »
Il ne montra aucun signe qui put marquer sa surprise mais il craignait qu’elle ne fût trop évidente. Il avait l’impression d’être face à un adversaire dont il ne pouvait prédire aucun mouvement. Ce fut encore le cas lorsqu’elle s’inclina légèrement en avant.
« C’est à mon tour de vous présenter des excuses. J’ai pour habitude de m’éloigner seule dans les montagnes afin de chercher l’inspiration pour peindre des paysages. C’est à cette occasion que je suis tombée par hasard sur l’un de vos entraînements et je n’ai pas osé me montrer. Je sais à quel point c’est inconvenant mais je suis restée un moment car j’ai tout de suite saisi qu’il y avait un parallèle entre votre pratique de l’escrime et celle de la calligraphie. Si j’arrivais à saisir votre état d’esprit j’avais la certitude de pouvoir progresser. »
Il était troublé. Inconvenant était un mot faible pour désigner l’attitude d’une dame de la société qui aurait épié un homme s’appliquant à des exercices physiques dans un endroit isolé.
« Ma réaction vous prouve que vous avez eu raison. On dit qu’étudier la calligraphie des grands maîtres de l’épée permet de mieux comprendre leur style. Je n’en avais pas la certitude jusqu’à maintenant. De plus, la chaleur dans votre voix lorsque vous parlez de votre art montre votre sincérité. »
Les joues de la jeune femme se teintèrent brièvement de la couleur du cinabre et son regard s’intensifia. Elle marqua une pause dans la conversation et lorsqu’elle reprit son ton se fit plus confidentiel.
« Si vous me permettez de poser une question plus personnelle, pourquoi vivre ainsi dans la montagne aussi isolé ? »
Il avait acquiescé légèrement lors de la première partie de la phrase et affichait à présent un sourire ambivalent.
« Vous êtes trop polie pour aller jusqu’au bout de votre pensée, mais vous vous demandez également pourquoi un homme d’armes reste à l’écart alors que la guerre ravage le pays.
— Vous lisez en moi comme dans de l’eau pure. J’ai vu sur la route des villages ravagés par les flammes et des cadavres parsemer les champs. Vous êtes un combattant de valeur et je n’ai nul doute que votre honneur vous pousse à protéger ces gens.
— Puisque vous ne maniez pas les armes il est peu probable que vous ayez déjà tué quelqu’un. Vous n’avez pas vu le regard du mourant vous adresser une dernière supplique après que vous l’ayez transpercé. Vous ne le revoyez pas toutes les nuits. Sa vie a-t-elle moins de valeur que celle du paysan qu’il s’apprêtait à frapper ? Combien de milliers de soldats faut-il supprimer pour assurer sa sécurité ? Qui affronter et qui épargner ? Il y a peut-être une manière d’agir juste mais pour l’instant je n’ai pas encore la sagesse pour la trouver. »
Le silence s’imposa soudainement. Malgré tout l’emprise qu’il avait sur lui, il avait eu conscience que son ton s’était presque imperceptiblement durci. Pendant ce temps les yeux en amande n’avaient pas cillé.
« Alors pourquoi continuez à vous entraîner ?
— Lorsque vous prenez le pinceau, est-ce par besoin d’écrire ? »

La saison avait changé. Son pas crissait sur la neige et la buée se formait devant ses lèvres. Les arbres nus se dressaient sur les montagnes éclatantes et leurs bras décharnés le faisaient songer au trait hésitant dessiné par un vieillard grelottant de froid. Tout près, contre son torse, se tenait la missive que lui avait apportée ce matin un jeune garçon tremblant de froid. Il n’avait pas voulu la lire sur le moment. Il avait préservé cet instant et il avait bien du mal maintenant à conserver la promesse qu’il s’était fait. Ses pensées s’échappèrent en suivant le vol d’une corneille… L’exercice lui faisait du bien. Cela l’aidait à évacuer la sensation au creux de son ventre lorsqu’il repensait à elle. Malgré tout, bien souvent le paysage prenait la forme de ses yeux depuis qu’elle avait repris son voyage. Il poussa un soupir, sous le poids de cette pensée mais aussi parce qu’il apercevait enfin l’orée du bois. Il s’avança à découvert et s’appliqua comme si c’était la première fois. La lumière avait cette qualité particulière qu’elle n’a que certains jours parmi les plus courts de l’année, lorsque tout semble apparaitre dans une parfaite clarté. Il contemplait paisiblement tout autour de lui et enfin retira la lettre, puis l’ouvrit. Tout d’abord il demeura stupéfait. Il n’y avait rien d’écrit, pas même un caractère. Seulement un cercle exécuté d’une main de maître qui se terminait par la trace du geste qui relevait le pinceau. Celle-ci était si intimement liée avec l’origine de son propre trait, qu’elle peignait l’esquisse d’un éternel recommencement. Après un long moment immobile, l’homme remit le papier contre lui. Il sourit, posa son arme et se mit à danser.