Avant qu’elle ne fonde

Elle avait des yeux bleus d’une grande pureté et le visage étonnamment grave, qui pouvait être traversé par moments par de la douceur, voir une forme d’innocence. Ses cheveux blonds le plus souvent rejetés en arrière, la régularité de ses traits et l’intensité de son regard lui donnaient l’apparence d’un personnage échappé d’un roman, ou incarné par une vedette au cinéma, qui aurait cherché pour une raison mystérieuse à demeurer incognito ou à se fabriquer une autre identité. Elle portait cependant une veste rouge en coton qui attirait l’attention où qu’elle fut, semblait-il à sa plus grande surprise, et accompagnait le léger sourire qui pointait parfois à la commissure de ses lèvres.

Elle marchait en ce moment le long d’une allée, où le vent soulevait des brassées de feuilles mortes. Au centre du parc, se dressait un immense bâtiment de forme circulaire dont elle ignorait la fonction, mais qui de l’extérieur paraissait défraîchi. Au-delà, il y avait un marchand de glace malgré la saison et des enfants qui couraient. On entendait au loin le cri lamentable et comique d’un paon. Plusieurs chaises étaient disposées ça et là au bon gré des passants et après avoir resserré l’écharpe autour de son cou, elle en choisit une au hasard pour s’y installer.

Un vieil homme ne tarda pas à s’asseoir à coté d’elle. Il avait les cheveux blancs, courts et une casquette à l’ancienne vissée sur la tête. En dehors de cela il portait un pantalon de velours et une veste gris clair sans signe particulier. Ils demeurèrent silencieux un long moment. Puis, petit à petit, comme malgré elle, des mots se formèrent. Des lambeaux de phrases qu’elle ne terminait pas toujours. Elle lui expliqua qu’elle avait quitté son boulot pour commencer ce voyage. Que c’était la première étape mais qu’elle ignorait combien de temps cela durerait. Que cela faisait deux jours qu’elle errait dans Porto, car elle savait que c’était là qu’il avait passé son enfance, mais que cette ville lui demeurait étrangère et qu’elle n’arrivait pas à le retrouver dans ces lieux inconnus. Puis elle lui parla de ses amours et des doutes qu’elle avait à ce sujet. D’instants de vie, des difficultés traversées récemment… et de l’inconnu qu’elle s’apprêtait à affronter plutôt que de s’acheminer doucement vers la mort.

Enfin le flot se tarit, comme si elle en avait épuisé la source. Elle demeura la parole suspendue, le regard droit devant et prononça dans un souffle les derniers mots qu’ils lui restaient à dire : « Tu me manques. » Elle ferma les yeux, en vain, afin de ne pas faire couleur de larmes inutilement, puis elle entendit « Je sais ma petite fille. » Il avait la même voix, réconfortante et familière, que lorsqu’il avait calmé ses chagrins lors de ses premières années. Longtemps après, quand elle s’autorisa à relever les paupières, il n’était plus là. Elle fut surprise de constater que le monde n’avait pas changé autour d’elle. Les gamins se chamaillaient toujours et les paons continuaient leur cour de façon bruyante.

Mue par une impulsion, elle se leva et se dirigea vers le marchand de glace. Le ciel était voilé, le vent apportait de brusques bourrasques qui la faisaient frissonner et hâtaient l’allure des passants dans ce parc désolé. Tenant le cône qu’elle venait d’acheter en main, elle errait en direction des arbres qui bordaient le chemin. De là, elle voyait nettement entre les branches le Douro sinuer lentement en contrebas. Tout à coup, elle eut la certitude qu’un petit garçon avait observé des années auparavant les bateaux s’éloigner vers la mer, des rêves de voyages plein la tête. Puis, sans se détourner de cette vision, elle croqua dans la glace. Il ne lui restait plus qu’à en profiter avant qu’elle ne fonde.